Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Victoria (Tomás Luis de)

Compositeur espagnol (Ávila v. 1548 - Madrid v. 1611).


Le nom du plus grand maître du siglo de oro espagnol évoque les hautes murailles ceignant sa ville natale, dont le nom, à son tour, rappelle la présence de sainte Thérèse. Ils ont grandi dans la même cité, et peut-être se sont-ils connus. Dominant de ses tours un plateau dénudé à plus de onze cents mètres d’altitude, au cœur de la Castille, Ávila est un haut lieu au sens fort du terme. Rien de temporel, rien d’anecdotique dans ce site dont l’âpre clarté prédispose à l’incandescence mystique, celle du musicien de l’Officium defunctorum et celle, de même essence, de la grande réformatrice du Carmel, plus âgée que Victoria d’une génération environ. La date de naissance de ce dernier n’est pas exactement connue, mais 1548 semble l’hypothèse la plus probable. L’épithète d’Abulensis qui l’accompagna durant sa carrière romaine ne laisse du moins aucun doute quant à sa ville natale. On ignore également tout de sa formation première. Vers 1560, il semblerait qu’il ait eu pour maître Bartolomé de Escobedo († 1564), compositeur de Ségovie. En tout cas, ses progrès durent être rapides, puisque, en 1565, il reçut du roi Philippe II une pension de 45 000 maravédis, probablement à titre de bourse de voyage. Sa vocation de musicien religieux bien affirmée, il prend le chemin de Rome, où il entre cette même année au collège germanique pour y poursuivre ses études. En 1571, nous retrouvons Victoria en son cher collège germanique, où la présence de grands polyphonistes flamands, tel Jacobus de Kerle (v. 1532-1591), lui est un stimulant exemple. Mais la rencontre décisive et déterminante est celle de Palestrina*, dont deux des fils sont ses condisciples. L’élève ne tarde pas à égaler le maître, plus âgé d’une bonne vingtaine d’années, au point qu’on peut parler bientôt d’influence réciproque. Aussi prend-il la succession de Palestrina au séminaire romain en 1573. Un premier recueil de motets était paru à Venise l’année précédente. En 1575, il reçoit les ordres, consécration d’une vocation affirmée depuis toujours. Dans la préface des Motecta de 1572, il déclarait déjà n’avoir « d’autre objet que la gloire de Dieu et l’intérêt commun des hommes ». Sa vie de prêtre est entièrement consacrée à Dieu, au point qu’il envisage un temps de renoncer à l’art. Cependant, se rendant compte qu’il doit répondre du talent qu’il a reçu en partage, et que, par le truchement de la musique, il peut réaliser sa vocation apostolique d’une manière privilégiée, il fait paraître à Venise en 1576 le Liber primus qui Missas, Psalmos, Magnificat... complectitur. En 1579, le pape Grégoire XIII assure définitivement sa sécurité matérielle en lui octroyant deux bénéfices en Espagne sans obligation de résidence. L’année précédente, il est devenu chapelain de San Girolamo della Carità, où il vit en commun, durant cinq ans, avec saint Philippe Neri, grand passionné de musique. Il y suit la règle des prêtres de l’Oratoire, tout en faisant paraître, tant à Rome qu’à Venise, plusieurs recueils importants de messes, d’hymnes et de motets, et en créant son opus magnum, le sublime Officium hebdomadae sanctae, dont il est le premier musicien à avoir composé dans son intégralité la liturgie. L’année de la publication de ce chef-d’œuvre, en 1585, Tomás Luis de Victoria quitte San Girolamo, et deux ans plus tard il retrouve sa patrie, pour la première fois depuis vingt-deux ans.

Après un dernier retour dans la Ville Éternelle, de 1592 à 1594, le temps de surveiller l’édition d’un nouveau livre de messes et de suivre le convoi funèbre de son cher maître Palestrina, il regagne l’Espagne pour toujours. Entré au service de l’impératrice Marie, sœur du roi Philippe II, veuve de Maximilien II en 1579, il sera son chapelain durant vingt-quatre ans. L’impératrice se retire en 1582 dans un monastère de franciscaines qu’elle avait elle-même fondé, le couvent des Descalzas Reales, ou « Déchaussées-Royales », à Madrid. Victoria, de plus en plus assoiffé de retraite, d’humilité et de vie contemplative, l’y suit, est nommé chantre, puis organiste du couvent. Après la mort de l’impératrice, en 1603, il dédiera à sa mémoire son suprême chef-d’œuvre, l’Officium defunctorum, publié dans une édition somptueuse en 1605. L’humilité profonde de notre musicien le rejette alors volontairement dans l’ombre. Il renonce à tout poste officiel à Rome ; seules les éditions luxueuses de ses œuvres révèlent ses riches protecteurs. Mais Victoria ne quitte plus guère son couvent, où il continue à remplir les modestes fonctions d’organiste. L’effacement voulu de ces dernières années, obscures dans les deux sens du terme, rappelle la vieillesse de Manuel de Falla et explique aussi bien l’homme que son œuvre. La date exacte de sa mort, qui se situe vraisemblablement en 1611, n’est pas connue avec certitude. L’Officium defunctorum, qu’il avait qualifié lui-même de « chant du cygne » dans la dédicace, était demeuré son testament artistique et spirituel.

Les grands maîtres espagnols ont relativement peu écrit. Victoria ne fait point exception à la règle, et, bien qu’avec quelque 180 compositions il surpasse nettement tous ses compatriotes, son œuvre ne saurait se comparer, quant à l’étendue, à celle d’un William Byrd (700 pièces), d’un Palestrina (1 millier) ou d’un Lassus (2 000). Et pourtant, le maître d’Ávila prend rang à côté de ces trois noms prestigieux comme l’un des plus grands génies de toute la musique ! Ce rang, c’est avant tout à la bouleversante intensité de son message expressif qu’il le doit, à cette brûlante ferveur mystique jamais égalée et qui permet de le considérer plus comme un prêtre s’exprimant en musique que comme un artiste de profession. Non point que la science du métier lui fasse défaut : non seulement il n’ignore rien de la leçon de Palestrina et des grands Flamands, non plus que de son prédécesseur espagnol Cristóbal de Morales (v. 1500-1553), mais il les devance fréquemment dans la recherche d’un nouveau langage, plus coloré et plus intense, annonçant le siècle suivant et l’ère du style concertant. Mais chez lui, plus encore que chez les autres maîtres espagnols, la science demeure l’humble servante de l’expression. La simplicité et le naturel sont les impératifs de cet art, qui se propose avant tout d’élever et d’émouvoir l’âme de l’auditeur.