Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vélasquez (suite)

En face de ce groupe, et un peu plus nourri (malgré les pertes de l’incendie de 1734), celui des sujets tirés de l’Antiquité classique n’a pas fini de passionner les commentateurs. Ces tableaux transposent librement des modèles antiques ou renaissants dans une atmosphère moderne et familière — suivant l’exemple de Ribera, mais de façon plus subtile et ambiguë. Dérision des idoles consacrées, ou sentiment de la continuité du monde, de la pérennité des types et des caractères ? On peut hésiter devant les figures cocasses, mais toujours dignes, peintes entre 1636 et 1639 pour la Torre de la Parada (Prado) : le Mars, qui est à la fois le « Pensieroso » de Michel-Ange et un sous-officier moustachu, et ces gueux picaresques, l’Ésope ou le Ménippe noblement drapé dans sa cape. Mais le large réalisme de la Forge de Vulcain (Prado) n’a rien de burlesque, et toute arrière-pensée ironique semble bannie de la merveilleuse Vénus au miroir (National Gallery), avec le mystère du visage deviné par son seul reflet ; peinte avant 1651, peut-être en Italie — bien que la grâce nerveuse de ce nu cambré « en guitare » soit tout espagnole —, elle apparaît exceptionnelle dans la peinture du Siècle d’or.

À ces deux groupes s’ajoute un seul grand tableau d’histoire, destiné au salon des Royaumes du Retiro (1635) : les Lances (ou la Reddition de Breda aux Espagnols, Prado), chef-d’œuvre de rythme dans sa composition en frise, de raffinement chromatique avec les tons contrastés de ses deux groupes sur les vastes lointains bleuâtres, de dignité humaine dans l’accueil du vainqueur au vaincu.

Malgré tout, Vélasquez se spécialise de plus en plus dans le portrait — et d’abord dans ceux de la famille royale, souvent devant les fonds de rochers et de chênes verts du Guadarrama, dans une lumière argentée : grands portraits équestres à la Rubens destinés au Retiro et passés au Prado (Philippe III, Philippe IV, le petit Infant Baltasar Carlos), portraits en chasseurs pour la Torre de la Parada, également au Prado (Philippe IV, son frère Don Fernando et l’Infant Baltasar Carlos, accompagnés de leurs chiens). Parmi les divers portraits royaux en pied ou en buste — dont plus d’une bonne réplique est due à Mazo —, il faut mettre hors de pair le Philippe IV au bâton de commandement, dit « de Fraga » (1644, Frick Collection, New York), éblouissant par la liberté de la facture et l’imprévu des accords rose, noir et argent.

Aux antipodes se situe l’« inframonde » du palais, le groupe des hombres de placer, nains et bouffons dont la cour d’Espagne — et la peinture de cour — conservaient la tradition médiévale. Vélasquez, qui en a peint plusieurs entre 1635 et 1645 (Prado), les individualise avec une vigueur et un naturel uniques : bouffons en pied, dans leurs poses ironiques ou théâtrales, d’autres assis, « demeurés » ou nains intelligents (El Primo, le Flamand Sébastian de Morra) au regard d’une acuité presque insoutenable — figures qui suffisent à exprimer l’humanité profonde, étrangère à l’emphase comme à la caricature, de l’art vélasquezien.

Appelé à peindre quelques visiteurs de marque (le duc François d’Este, pinacothèque de Modène), de hauts dignitaires (le Comte de Benavente, 1649, Prado — le plus « titianesque » de ses portraits), Vélasquez fixa aussi les traits de quelques amis ou familiers : ainsi sa femme, Juana Pacheco (en sibylle, Prado), l’illustre sculpteur Montañés (Prado), son fidèle collaborateur, le mulâtre Juan de Pareja (coll. priv. anglaise), qu’il peignit à Rome en 1650 « pour se faire la main » avant d’exécuter le portrait du pape Innocent X (Rome, galerie Doria). Celui-ci, par l’autorité de la pose, l’éclat du regard, l’audacieuse symphonie des rouges, inspirée peut-être par le Cardinal Guevara du Greco*, est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur, et du portrait européen baroque.

Mais les œuvres — peu nombreuses — des dix années qui suivent le second voyage d’Italie marquent un renouvellement des thèmes et surtout du style. Si le roi apparaît usé, flétri dans ses derniers portraits, la jeune reine Marie-Anne, les petits infants tiennent désormais une place majeure ; les portraits de ces derniers se partagent entre le Prado et Vienne (Infante Marguerite en robe bleue, Infante Marguerite à la rose, Infant Philippe Prosper), ayant été envoyés à la branche autrichienne des Habsbourg. De ces modèles frêles et gracieux, Vélasquez accentue l’espèce d’indifférence en les représentant figés dans leurs atours ; il les traite moins comme des « personnages » que comme des « harmonies » sur des dominantes gris argent, bleu ou rose, substituant aux contours arrêtés un jeu de taches, de touches vibrantes qui fait miroiter les grandes formes simples. Celles-ci se fondent avec le cadre de rideaux, de consoles dorées, de glaces pour créer un univers plus féerique que réel.

Il en est de même dans les deux dernières grandes compositions de Vélasquez. L’une, les Fileuses (v. 1657, Prado), est à la fois l’évocation du mythe d’Arachné et la représentation d’un atelier de tapisserie, dont les ouvrières, rythmées avec une aisance souveraine, s’estompent dans le demi-jour. L’autre, les Ménines (1658, Prado), est un « instantané » de la vie quotidienne de la Cour dans un après-midi d’été, réunissant autour de la petite infante Marguerite ses demoiselles d’honneur (meninas), ses nains familiers, son chien, et aussi le peintre au travail, dont on voit le revers de la toile, tandis que le couple des souverains se reflète dans un miroir sur le mur du fond : tableau unique, tant par la composition insolite que par le naturel des gestes et des attitudes, la douceur mystérieuse de la lumière et de l’espace — « sauvetage » de l’instant fugitif capté par un œil d’une acuité inégalée.

La courbe de Vélasquez, partie du ténébrisme, s’achève ainsi sur une sorte d’« impressionnisme ». Après avoir rénové la vision des peintres madrilènes de la seconde moitié du siècle, de Carreño* à Claudio Coello, éveillé le génie de Goya* — qui grava plusieurs de ses œuvres et renoua avec son style de portrait —, l’influence de Vélasquez devient européenne au xixe s. : il a « fait tomber les écailles des yeux » aux réalistes de 1850, selon l’expression de Manet*, qui, à Madrid, salue en lui le « peintre des peintres ». Mais il fait figure aussi d’initiateur pour les Monet*, les Renoir*, les Whistler*, anticipant sur leurs recherches chromatiques et leur image « fluide » du monde.

P. G.