Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vélasquez (suite)

Quelques années plus tard, Vélasquez profite de la rénovation de plusieurs salons de l’Alcázar pour demander une mission en Italie, afin d’acheter des tableaux et des antiques : il s’embarque à Málaga en janvier 1649. À vingt ans de distance, il revoit les mêmes villes — mais cette fois comme personnage officiel, achetant pour le roi des Tintorets à Venise, des statues à Rome et à Naples. Un long séjour à Rome marque le point culminant de son voyage : appelé à faire les portraits du pape Innocent X et de plusieurs cardinaux, leur succès lui ouvre l’académie de Saint-Luc. Il s’attarde en Italie malgré les rappels du roi, pour revenir enfin en juin 1651.

Il trouve une cour renouvelée, un roi vieilli par les deuils et les revers, mais dans la lune de miel d’un remariage (avec sa très jeune nièce Marie-Anne d’Autriche), et qui garde toute sa faveur au peintre, imposant sa nomination d’aposentador (« maréchal » ou « fourrier » du palais), chargé du logement des hôtes de marque et de l’organisation des déplacements royaux. Vélasquez remplit avec conscience, tact et courtoisie les devoirs de cette charge, assez lourde, qu’il avait souhaitée. Sa carrière trouve son couronnement en 1658 lorsque, malgré la mauvaise volonté des dirigeants de l’ordre, la double intervention du pape et du roi lui assure l’« habit » de chevalier de Santiago — faveur tout à fait insolite pour un peintre. Il n’en jouira pas longtemps : au printemps de 1660, chargé de préparer la rencontre de l’île des Faisans et le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, il passe à la frontière des Pyrénées deux mois qui épuisent sa santé déjà affaiblie. Il doit s’aliter peu après son retour à Madrid et meurt en quelques jours, sans doute d’un infarctus.

Belle vie, glorieuse comme celle de Rubens, quoique plus discrète, qui s’est déroulée dans une large aisance — l’inventaire après décès des meubles, de la garde-robe, des joyaux, des collections de livres et d’objets d’art est assez éloquent — et qu’on peut supposer heureuse. Encore qu’on manque de témoignages directs, rien n’indique que Vélasquez ait souffert de ne pouvoir se consacrer totalement à la peinture : sa vie de famille, la confiance et l’amitié du roi semblent l’avoir comblé.


L’œuvre de Vélasquez

Destinée presque exclusivement au roi à partir de 1623, cette œuvre forme aujourd’hui au musée du Prado un ensemble d’une densité saisissante, à l’exception de l’époque sévillane, mal représentée. Recherchés depuis la fin du xviiie s. par les amateurs étrangers — anglais d’abord — et dispersés aujourd’hui dans le monde entier, les tableaux de cette époque sont restés longtemps mal connus. Religieux ou profanes, tous révèlent une maîtrise étonnante chez un artiste aussi jeune. Ils reflètent moins l’influence de Pacheco que celles du fougueux Herrera* (chez qui Vélasquez aurait travaillé quelque temps), de Montañés*, grand maître de la sculpture sur bois et ami intime de Pacheco, et surtout du naturalisme ténébriste du Caravage*, parvenu à Séville vers 1610. L’éclat dur de plaques de couleur largement opposées, les volumes puissamment accusés par les contrastes de lumière et d’ombre donnent aux formes un relief de bois sculpté. Aucune différence entre les bodegones et les sujets religieux, entre l’Apostolado incomplet (musées de Barcelone, d’Orléans, etc.), aux modèles robustement plébéiens, l’Apparition de la Vierge à saint Ildefonse (Séville) ou l’Adoration des Mages de 1619 (Prado), qui valent d’abord par leurs magnifiques portraits, et les scènes de la vie populaire sévillane : la Vieille Femme faisant frire des œufs (1618, Glasgow) ou l’Aguador (coll. priv. anglaise), d’une si paisible majesté. Sous un prétexte sacré (le Christ chez Marthe et Marie, National Gallery, Londres ; les Disciples d’Emmaüs, coll. priv. irlandaise), ce sont des modèles semblables qui occupent le premier plan, vus à mi-corps, à l’exemple de tableaux hollandais du siècle précédent (Aertsen*), que Vélasquez a pu connaître.

Les premières années de Vélasquez à la Cour lui apportent la leçon des collections royales, des Italiens, de Rubens, qui lui apprennent à assouplir et aérer ses figures. On peut apprécier à travers les premiers portraits de la famille royale (Philippe IV en pied, l’Infant don Carlos, Prado) comment le jeune peintre recueille la tradition presque centenaire du portrait de cour, héritée d’Antonio Moro (1519-1576) et d’Alonso Sánchez Coello (1531 ou 1532-1588) — raide et impassible dignité de la pose, accessoires de rigueur : rideau et table, collerette et gants —, mais en allégeant la silhouette, en égayant sa palette de carmins qui évoquent Titien* (Philippe IV en buste, Prado). Bientôt, il abordera le monde de l’humanisme et de la fable : à la veille de partir pour l’Italie, en 1629, il touche le prix des Buveurs (Prado), tableau encore mi-ténébriste qui juxtapose, non sans dissonance, le jeune Bacchus à d’hilares paysans andalous.

L’Italie — et surtout Venise, où il trouve le « meilleur de la peinture » — lui enseigne à grouper ses figures avec aisance, à les baigner d’une atmosphère homogène : on le voit dans la Tunique de Joseph présentée à Jacob (1630, Escorial), seul tableau qu’il ait sûrement peint à Rome alors (les si modernes petits paysages des Jardins de la Villa Médicis [Prado] restent « disputés » par la critique moderne entre les deux séjours romains).

Avec le retour à Madrid, Vélasquez atteint la plénitude d’un art qui n’évoluera que lentement durant deux décennies, jouant avec une égale maîtrise, selon les commandes royales, de registres très divers, créant des harmonies personnelles d’ocres, de verts et de gris, adoptant souvent comme fonds de grands paysages clairs. Les divers secteurs de son œuvre sont inégaux par le nombre, non par la qualité. De rares compositions religieuses, dont la plus émouvante est l’Âme chrétienne devant le Christ flagellé (National Gallery), la plus subtilement baroque les Anges protégeant saint Thomas d’Aquin de la tentation (Orihuela, musée diocésain), les plus connues celles qu’il peignit pour des monastères ou des oratoires royaux (aujourd’hui au Prado) : le Christ en Croix, sculptural et olympien, les Ermites et le Couronnement de la Vierge, aux harmonies claires, ces deux dernières œuvres inspirées par des gravures de Dürer.