Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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U. R. S. S. (Union des républiques socialistes soviétiques) (suite)

La transformation du réalisme socialiste en un conformisme esthético-politique de plus en plus pesant est favorisée par le régime de terreur policière qui fait de très nombreuses victimes parmi les écrivains de toutes tendances. Les premières sont Kliouïev et Mandelstam, arrêtés et exilés dès le début des années 1930 et morts en déportation. En 1937-38, Babel, Pilniak, Vesselyï, les critiques Voronski, Pereverzev, Averbakh, le dramaturge Kirchon, les poètes Zabolotski et Pavel Vassilev (1910-1937) disparaissent les uns après les autres, et leurs noms sont effacés de l’histoire. D’autres, comme Akhmatova, Pasternak, Boulgakov, Platonov, sont pratiquement condamnés au silence : des chefs-d’œuvre tels que le Requiem (1934-1939) d’Akhmatova, cycle de poèmes dédiés aux victimes de la terreur, et le roman satirique et philosophique de Boulgakov Master i Margarita (le Maître et Marguerite, 1928-1940) ne verront le jour que vingt ans après leur création.

L’esthétique du réalisme socialiste entraîne la canonisation sélective des classiques russes du xixe s. (notamment de Tolstoï, opposé à Dostoïevski*, dont l’œuvre est pratiquement bannie) et se traduit par la suprématie de la prose sur la poésie et des formes monumentales sur les genres courts, considérés comme mineurs. Les audaces rythmiques, les innovations lexicales, la structure associative du discours étant condamnées par « formalisme », la poésie cherche sa voie dans l’imitation du folklore (ainsi chez Mikhaïl Vassilievitch Issakovski [1900-1973] ou chez Aleksandr Andreïevitch Prokofiev [1900-1973]) ou de la chanson lyrique (comme chez Stepan Petrovitch Chtchipatchev [né en 1899]). Au théâtre, l’influence de Meyerhold est sévèrement pourchassée, et le système de Stanislavski érigé en norme : c’est le retour à une dramaturgie du quotidien, qu’illustre notamment le théâtre d’Alekseï Nikolaïevitch Arbouzov (Tania, 1938). Seul le théâtre pour enfants permet à Ievgueni Lvovitch Chvarts (1896-1958) de sacrifier le réalisme psychologique à la féerie et à la fable allégorique (Ten [l’Ombre, 1940]).

Dans le roman, genre majeur du réalisme socialiste, la peinture des bouleversements sociaux consécutifs à l’industrialisation possède encore épaisseur humaine et complexité chez Leonov (Doroga na Okean [la Route de l’Océan, 1935]) et chez Malychkine (Lioudi iz zakholoustia [les Gens des coins perdus, 1938]). Mais l’accent est mis désormais sur le thème de l’homme nouveau, produit de la société nouvelle (ainsi dans le roman de Iouri Solomonovitch Krymov [1908-1941] Tanker Derbent [le Pétrolier Derbent, 1938]), et l’intérêt se déplace de la peinture de la société vers les problèmes psychologiques et moraux de la formation de la personnalité : on en trouve le témoignage dans l’importance accordée par la critique au récit autobiographique du pédagogue Anton S. Makarenko* (1888-1939) Pedagoguitcheskaïa poema (Poème pédagogique, 1933-1935), consacré à la rééducation de jeunes délinquants. L’aspect édifiant de ce thème s’accentue dans le « roman révolutionnaire pour la jeunesse », où l’image de l’homme nouveau gagne en prestige héroïque ce qu’elle perd en complexité psychologique. L’autobiographie romancée du révolutionnaire Nikolaï Alekseïevitch Ostrovski (1904-1936), Kak zakalialas stal (Et l’acier fut trempé..., 1932-1934), en donne le modèle. Les romans de Kataïev Beleïet parous odinoki (Au loin une voile, 1936) et de Kaverine Dva kapitana (Deux Capitaines, 1940-1945) se rattachent à la même veine héroïque et « romantique » du réalisme socialiste.

L’approche de la « guerre patriotique » de 1941-1945, annoncée par la montée du nazisme et par la guerre d’Espagne, se fait déjà sentir dans la renaissance du roman historique consacré aux gloires nationales : Petr pervyï (Pierre Ier, 1930-1943) d’Alexis Tolstoï ; Tsushima (1932-1935) et Sevastopolskaïa strada (Jours d’épreuve à Sébastopol, 1939-40) des vétérans Alekseï Silytch Novikov-Priboï (1877-1944) et Sergueï Nikolaïevitch Sergueïev-Tsenski (1875-1958). En réhabilitant l’idée nationale, la guerre élargit l’orthodoxie idéologique aux limites du patriotisme. Elle fait des « compagnons de route » — naguère classés à droite, comme Alexis Tolstoï ou Ilia Ehrenbourg — les porte-parole autorisés du pays, et permet la réintégration d’Akhmatova, de Pasternak, de Platonov. Elle donne à la notion d’engagement un sens très concret : beaucoup d’écrivains sont mobilisés comme correspondants de guerre, et la plupart d’entre eux collaborent activement à la presse quotidienne.

La guerre suscite un regain de lyrisme et donne à une nouvelle génération poétique (Konstantine M. Simonov* [né en 1915], Olga Fedorovna Berggolts [née en 1910], Margarita Iossifovna Aliguer [née en 1915] et surtout Aleksandr T. Tvardovski* [1910-1971], créateur du personnage de Vassili Terkine, en qui se reconnaîtront des milliers de simples soldats russes) l’occasion de s’imposer à la grande masse des lecteurs, plus sensible à l’authenticité du sentiment qu’à l’originalité de la forme. Il en va de même au théâtre, avec les pièces patriotiques de Simonov Rousskie lioudi (les Russes, 1942) et de Leonov Nachestvie (l’Invasion, 1942). Mais c’est dans le domaine du roman que la littérature de guerre produit ses œuvres les plus importantes et les plus caractéristiques. Dans Narod bessmerten (Le peuple est immortel, 1942) de Vassili Semenovitch Grossman (1905-1964) et Nepokorennye (les Indomptés, 1943) de Boris Leontievitch Gorbatov (1908-1954), plus discrètement dans Zvezda (l’Étoile) d’Emmanouïl Guenrikhovitch Kazakevitch (1913-1962), le sentiment patriotique se traduit par l’emphase lyrique ou pathétique et le grossissement épique ou légendaire. Au contraire, chez Simonov (Dni i notchi [les Jours et les nuits], 1943-44), Aleksandr Aleksandrovitch Bek (né en 1903 ; Volokolamskoïe chosse [la Route de Volokolamsk], 1943-44), Vera Fedorovna Panova (1905-1973 ; Spoutniki [les Compagnons de voyage, 1946]) et surtout chez Viktor Platonovitch Nekrassov (né en 1911 ; V okopakh Stalingrada [Dans les tranchées de Stalingrad, 1946]), la recherche de la vérité psychologique et humaine passe au premier plan. Chez Fadeïev (Molodaïa gvardia [la Jeune Garde, 1945]) et Boris Nikolaïevitch Polevoï (né en 1908 ; Povest o nastoïachtchem techeloveke [Un homme véritable, 1946]), la vérité psychologique est au contraire subordonnée à l’exaltation d’un modèle héroïque de l’homme soviétique.