Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Unamuno (Miguel de) (suite)

C’est encore un trait de son existentialisme que son recours au roman, car, pour lui, aucun traité de philosophie ne saurait rendre compte du vécu. L’écrivain plonge ses personnages dans des situations extrêmes simulées et il observe leurs comportements. S’il intervient lui-même, c’est pour dégager une conduite cohérente à partir de leurs actions et de leurs réactions, en apparence absurdes et contradictoires, et pour dévoiler leurs premiers mobiles.

On ne pouvait rompre plus clairement avec les conventions du roman réaliste. Unamuno est donc amené à créer la « nivola », une variété de la « novela » : c’est le sous-titre qu’il donne à Niebla (Brouillard, 1914). Le personnage se rebelle contre son auteur, se refuse à disparaître, lui déclare qu’il se donnera plutôt la mort ! D’ailleurs, le créateur n’est-il pas, lui aussi, un être de fiction ? Lui aussi, il avance dans sa vie inauthentique comme dans le brouillard. L’un des héros de Tres novelas ejemplares y un prólogo (1920) se connaît sous trois aspects : Juan est à la fois ou successivement celui qu’il pense être, celui que les autres voient, celui qu’il est devant son créateur ; et il est encore celui qu’il tend à être. Dans le roman La tía Tula (1921), une vieille fille incarne l’esprit de maternité ; elle élève les enfants de la famille et, quand ceux-ci font défaut, elle marie ses proches, dont elle attend de la progéniture. Ainsi, l’abeille stérile, l’ouvrière, assure aussi bien que la reine féconde la continuité de la ruche.

Puisque Unamuno voit le monde comme le lieu des contraires, son sentiment tragique de la vie (titre d’un long essai daté de 1912, Del sentimiento tragíco de la vida) trouverait-il sa meilleure expression dans le théâtre ? Unamuno s’essaie dans ce genre, refond les dramaturges grecs (Fedra [Phèdre], 1924), écrit Raquel encaneda (1933) et El hermano Juan o el mundo del teatro (1934) ; il tire de l’une de ses nouvelles (Nada menos que) une pièce Todo un hombre (1925). Or, ses drames ne passent pas la rampe. Plus encore que les conventions romanesques, les conventions théâtrales supposent certains égards de l’auteur envers son public. L’auditoire ne peut admettre que le deus ex machina détruise ostensiblement la machinerie et descende sur les planches au niveau des autres personnages, comme le fait chaque fois don Miguel de Unamuno.

Cette sorte de littérature, pour arbitraire ou paradoxale qu’elle se veuille, n’a pourtant rien de gratuit. Unamuno s’engage tout entier ; il enracine chacune de ses œuvres dans l’événement social, politique ou culturel contemporain. Ainsi, lorsqu’il publie en 1917 son roman Abel Sánchez, récit d’une lutte fratricide, il vise les juntes militaires intervenant dans les grèves ouvrières en cette année de crise : Caïn et Abel sont pourris par l’envie et se disputent l’héritage du Père. En 1923, le général Primo* de Rivera impose la dictature pour couvrir les responsabilités personnelles du roi dans le désastre militaire du Maroc. Unamuno s’en prend au souverain. Il est exilé dans une île des Canaries. Un journaliste parisien va l’y chercher et le ramène à Paris. Mais l’exil est pénible pour l’écrivain et accentue le sentiment de la solitude. Unamuno écrit La agonía del cristianismo (l’Agonie du christianisme, 1925), pour dire la lutte agonique, le doute angoissé, la remise constante en question du dogme, sans laquelle le christianisme resterait et reste souvent lettre morte. Son essai Cómo se hace une novela (Comment on fait un roman, 1927) tient du lyrisme et de la polémique : le héros esquissé, double de l’auteur, incarne l’esprit national ; il meurt (comme don Quichotte) après s’être accompli dans un combat inutile et nécessaire, mettant de la sorte un point final au roman, le roman de sa vie.

Rentré en Espagne, Unamuno est couvert d’honneurs. Mais la République, en 1931, donne le pouvoir aux professeurs, des « intellectuels au sens commun ». Cette même année, Unamuno traduit sa propre situation dans le roman San Manuel Bueno, mártir (Saint Emmanuel Lebon, témoin et martyr) : un brave curé de campagne ne croit pas en Dieu ; mais il sait que ses paroissiens ont besoin de la foi pour supporter leur misère ; il ment, et son âme se damne, du moins assurée de l’immortalité dans les tourments de l’enfer.

Arrive la guerre civile. Abel et Caïn se prennent à la gorge. Les contraires se tendront-ils pour se définir à un plus haut niveau, comme le souhaite, fidèle à sa vision cohérente du monde, Unamuno, recteur de l’université de Salamanque ? Hélas, l’un et l’autre trichent et se portent des coups bas. Unamuno descend dans la sanglante arène. Le soldat victorieux le consigne dans son logis. C’est là qu’il meurt, au sein de sa famille « charnelle », le dernier jour de l’année 1936.

L’histoire littéraire, pour la commodité didactique, fait d’Unamuno une figure principale de la « génération de 1898 », l’un des intellectuels artisans de la régénération de l’Espagne. Or, l’écrivain se voit plutôt lui-même comme un « sanglier solitaire » ou un « chartreux laïc ». Poète, il n’entre pas dans les cadres des mouvements contemporains. Romancier, il échappe aux critères traditionnels. Les philosophes le tiennent pour marginal, les hommes d’Église pour hérétique. Comme don Quichotte, son maître, Unamuno s’est porté témoin de la Vérité totale, risquant la mésaventure ; comme lui, il n’a jamais cessé d’être l’humble hidalgo de son village, l’Espagne, et, à l’heure de la mort, comme lui, comme Emmanuel (comme le Christ), il a mis fin à son roman, à sa divine mission sur terre. Ainsi étancha-t-il sa soif d’éternité, car il a rejoint les morts et les vivants qui ont fait et continuent à faire l’éternelle Espagne dans les transes de son histoire.

C. V. A.

 J. Ferrater Mora, Unamuno, Bosquejo de une filosofía (Buenos Aires, 1944). / M. García Blanco, Don Miguel de Unamuno y sus poesías (Salamanque, 1954). / F. Meyer, l’Ontologie de Miguel de Unamuno (P. U. F., 1955). / A. Guy, Unamuno (Seghers, 1964). / E. Salcedo, Vida de don Miguel (Salamanque, 1964 ; nouv. éd., 1972). / P. Ilie, Unamuno. An Existentialist View of Self and Society (Madison, Wisconsin, 1967).