Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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travail (droit du) (suite)

Plusieurs indices laissent percevoir l’indigence dans laquelle tomberait le droit du travail s’il voulait trop rapidement revendiquer une immédiate autonomie. Un exemple nous est donné par une lacune : l’absence de personnalité juridique octroyée à l’entreprise, personnalité qui n’est reconnue qu’à l’« entrepreneur* » et à la « société* » (le droit commercial, en 1867 et en 1966, la reconnaît essentiellement à celle-ci). L’entreprise n’a pas, elle, de réalité juridique propre : mais comment, une fois l’atelier ou l’usine grandis au point d’atteindre les proportions que nous leur connaissons parfois de nos jours, admettre la fiction juridique de l’« individu-entrepreneur » ? L’entreprise à la tête de laquelle il s’est mis (lui ou ses successeurs) ne le dépasse-t-elle pas radicalement ?

Voici un concept absent, l’« entreprise » — un concept qui n’est ni « privé » ni « public » —, que le droit du travail pourrait utilement dégager et revendiquer en le créant, prouvant qu’il devient lui-même, ou qu’il tend à devenir, un droit autonome, un droit à part entière.

Autre exemple : il a fallu attendre 1973, cent soixante-dix ans après le Code civil (qui est, en réalité, le premier « code du travail »), pour que le terme de contrat de travail soit employé officiellement, en remplacement de l’expression louage de services. Décidément, l’on ne peut savoir si c’est en raison de ses liens historiques, paralysants, avec le droit civil que le droit du travail manifeste cette relative indigence ou, au contraire, si c’est parce qu’il fut un droit « indolent » qu’il fut longtemps condamné à demeurer un simple satellite : un peu moins qu’une branche distincte d’un des « droits » dominants, un droit longtemps sous-développé, sinon un droit absent...


Un droit dans l’attirance du droit public


Un droit « absent »

En réalité, entre la parution du Code civil et le milieu du xixe s., le droit du travail n’« existe pas » : c’est en fait un droit « absent ». Il régit des rapports assimilables, dans l’esprit du temps, à ceux qui règnent dans le domaine rural ou, plus prosaïquement même, dans la demeure familiale, « à la maison ». C’est un droit discret parce que confondu avec le droit régissant les rapports du maître du domaine et des domestiques dont il loue les services : le « maître » est, au reste, l’expression employée par le Code pour désigner l’une des parties au contrat.

Les conditions salariales faites aux travailleurs vont tendre à s’effondrer au plus bas niveau de la concurrence* : c’est la stagnation de longue durée des salaires journaliers autour de 3 francs, des semaines pouvant dépasser soixante heures, associées à des conditions de travail souvent dangereuses et pénibles : les conditions de l’offre et de la demande permettent ou postulent ces conditions défavorables ; l’« entrepreneur » vit dans la hantise de la concurrence ; en outre les conditions de la technologie, à l’époque, demeurent encore incertaines et précaires ; et surtout, il n’existe aucun texte législatif ou réglementaire intervenant dans un domaine où règne la plus totale liberté : c’est là qu’apparaît l’« absence » du droit du travail, à laquelle l’État devra remédier.

Il fallut attendre 1841 pour que soit imposée par l’État une certaine limitation au travail des enfants ; il fallut attendre 1864 pour que l’arrêt de travail, la « grève », ne soit plus considérée comme un délit pénal (v. conflit collectif du travail) ; il fallut parvenir à 1884 pour que le syndicat et la liberté syndicale soient reconnus aux travailleurs, à 1919 pour qu’apparaissent les premières conventions collectives, à 1936 pour que voient le jour la semaine limitée à 40 heures et les congés* payés annuels, à 1945-46 pour connaître le comité d’entreprise et les délégués du personnel, à 1968 pour que s’insère le syndicat dans l’entreprise... La gestation du droit du travail fut un long cheminement, mais, partant de zéro au premier tiers du xixe s., on peut dire que ce droit effectua une progression qui, pour lente, fut continue, irréversible, profonde, spectaculaire, et que l’amélioration assurée à la condition des travailleurs a ici accompli d’immenses progrès. Mais, dans l’ensemble, c’était — à côté de quelques grands réformateurs sociaux dont on ne peut nier l’influence — l’État qui intervenait pour créer le droit du travail : et, dès lors, ce droit se « publicisait ». Il était dans la nature des choses que le droit du travail, quoique imprégné des concepts du droit privé, fût mis à l’ombre d’une autre planète du système juridique français, le droit public : l’État réglementait pour protéger.


Un État « parachute »

Les conditions mêmes que le concept d’« autonomie des volontés » créait pour des travailleurs vivant dans la pseudo-égalité de prétendues conventions « synallagmatiques » tendaient à faire de la condition prolétarienne un sort peu enviable. Il fallut qu’un « garant » — l’État* — se manifestât pour freiner la dégradation de la situation des travailleurs, puis pour améliorer leur condition. De là l’ingérence, dès le milieu du xixe s., de l’État dans les relations du travail, discrète d’abord, intense ensuite, accélérée aujourd’hui.

L’État intervient, en droit du travail, comme le garant d’une protection minimale, à défaut de dispositions conventionnelles qui viendraient ici à manquer. La protection des conditions du travail des enfants, la durée maximale de la journée (ou de la semaine) de travail, la durée minimale des congés apparaissent comme des domaines logiques d’intervention de l’État : G. Lyon-Caen appellera l’« ordre public social » cette norme en deçà de laquelle l’entreprise ne pourra tomber et au-delà de laquelle elle pourra toujours procéder à des améliorations, conventionnellement ou unilatéralement. L’État, en droit du travail, fait donc l’office de frein à la détérioration des conditions du travail que la libre concurrence tendrait à dégrader.