Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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travail (droit du) (suite)

L’aspect « civiliste » — perceptible encore aujourd’hui — du droit du travail provient, pour une part essentielle, des origines de l’entreprise telle que nous la connaissons de nos jours. L’entreprise fut ancrée sur le principe de la propriété — et de la propriété la plus absolue —, dogme renforcé paradoxalement par les principes de la Révolution française : les « fermetures d’entreprises » contemporaines sont impossibles à comprendre à défaut de cette notion, absolue et totale, du début du xixe s. Le fonctionnement de l’entreprise fut fondé, parallèlement, sur le principe de la liberté du commerce et de l’industrie (v. commerçant), qui permet de diriger l’entreprise comme on l’entend, de l’augmenter, de la restreindre, de la céder, de sous-traiter, d’assigner à chacun des postes et des méthodes de travail particuliers. L’état de subordination (pour ne pas employer le mot d’assujettissement) dans lequel, sous le terme de louage de services, était placé à l’origine le travailleur par rapport au chef d’entreprise qui l’employait ne pouvait guère faire illusion. Les juristes entretenaient cependant cette illusion. Des origines et des caractères civilistes du droit du travail, celui-ci, aujourd’hui encore, puise les conséquences logiques : le contrat de « louage de services » demeure cette convention de droit privé par laquelle un chef d’entreprise et un salarié débattent, en principe librement, des conditions du travail qui va être offert à ce dernier et de la rémunération à laquelle il donnera lieu au profit du salarié.

À l’origine, le droit français ne contient aucune définition du « contrat de travail » individuel ; c’est le Code civil qui prévoit ce type de contrat, aux articles 1710, 1779, 1780, le « louage d’ouvrage » englobant le « louage de services » — le seul qui nous concerne ici — et le « louage d’industrie », ou contrat d’entreprise, dont il ne sera pas traité dans cet article (v. contrat). Le contrat de travail est la convention par laquelle une personne s’engage à exercer son activité professionnelle au profit d’une autre, le plus souvent sous sa direction, moyennant une rémunération, le salaire. Le travail fourni, d’une part, le salaire versé, ensuite, la direction de l’employeur, enfin, forment les trois éléments essentiels du contrat, qui le caractérisent avec le plus de netteté.

Mais, très vite, on perçoit, à un certain stade de l’évolution, le divorce. Droit privé, le droit du travail l’était parce que l’on était censé placer les deux partenaires sur un pied de stricte égalité, l’égalité contractuelle du salarié et de l’employeur : le contrat de travail intervenait, au fond, comme le contrat d’un employé agricole intervenait dans le monde encore rural que connaissait le début du xixe s. Mais, régi formellement par le droit civil, le monde du travail ne l’était plus et ne pouvait plus l’être dans la réalité, parce qu’une formidable inégalité se faisait jour entre les employeurs et les travailleurs. Ces derniers, devant à leur seul labeur leur gagne-pain, étaient enclins à accepter pratiquement un contrat forcé : non pas un contrat synallagmatique, mais, en réalité, un « pacte d’adhésion ». Le caractère « civiliste » des relations du travail reposait sur un véritable trompe-l’œil et cachait mal un déséquilibre flagrant, apparu avec la révolution industrielle*.

C’est dans la conclusion même du contrat de travail que l’évolution, depuis le Code civil, se fit dès lors le plus sentir. Sous l’emprise de l’idéologie libérale de 1804, le contrat n’était aucunement « encadré » par le législateur, qui, laissant un « vide » juridique béant dans le domaine des relations du travail, abandonnait aux « parties au contrat » le soin de prévoir l’ensemble des clauses de leur convention, l’une (la plus faible) pouvant être écrasée en réalité par la volonté de l’autre (la plus forte). En fait, la situation démographique de la France (et en général de l’Europe occidentale), une pression constante de populations rurales en excédent, offrant à l’industrie naissante des bras nombreux, aboutissaient à une concurrence impitoyable des salariés entre eux : se présentant aux usines en masse et inorganisés, ils se trouvaient face à des employeurs qui tentaient, dans l’ensemble, de limiter la charge des salaires, ce qui aboutissait fréquemment à créer une situation précaire, sinon misérable, pour les salariés des usines.

C’est très tardivement, avec l’apparition, après 1919, des conventions collectives, définitivement organisées en 1950, que cet aspect « individualiste » du contrat de travail allait faire place à une « collectivisation » du louage de services, évolution aboutissant à en atténuer le caractère « privé ». Le droit « civil » du travail tendrait à sortir des moules du droit privé pur, et serait prêt à graviter dès lors autour d’autres pôles de droit. D’autres raisons, cependant, non plus tellement historiques, mais de caractère technique, militaient pour le maintien prolongé du droit du travail dans l’attirance du droit privé.

• Des raisons techniques, tout aussi péremptoires, rendent compte de l’attraction du droit civil, dans la mouvance duquel s’installait, s’attardait et demeure aujourd’hui le droit du travail. Il s’agit d’une liaison forcée. « Un affranchissement complet ferait sombrer le droit du travail dans le dénuement et la misère, ou dans ce que le rapport de 1972 de la Cour de cassation appelle le vide juridique » (G. Lyon-Caen). Si, en réalité, le caractère civiliste du droit du travail dès l’origine reposait sur une sorte de trompe-l’œil, l’histoire — à tort ou à raison — de ce secteur du droit voyait se réaliser comme une prescription, au prix d’un long usage, agrégeant au droit du travail des procédés civilistes : des ancres se fixaient, à l’égard desquelles le droit du travail n’allait pas pouvoir aisément se dégager. Comment se passer de l’« autonomie des volontés », du contrat de droit privé, quand on a exclusivement utilisé ces concepts pendant plus de cent cinquante années ?