Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

Trakl (Georg) (suite)

« un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »

On ne peut savoir avec certitude si Trakl s’est suicidé, car il était un habitué des drogues. Adolescent, il avait découvert le chloroforme, et, plus d’une fois, ses camarades le trouvèrent à demi-inconscient en plein hiver sur une colline des environs de Salzbourg : « Profond est le sommeil au sein des poisons noirs », dira-t-il dans Rêve et ténèbres (Traum and Umnachtung). En choisissant les études de pharmacie, il semble que le poète ait voulu surtout trouver un moyen d’autodestruction : il usera de morphine, d’opium, de cocaïne, de véronal et même de mescaline. Il avait certes l’exemple de Rimbaud, qu’il lisait dans le texte, mais ses motivations étaient différentes : il était un homme passif qui ne supportait pas de vivre et se détruisait pour se punir d’être au monde, puisque le fait même de naître entache l’homme. Il n’a pourtant pas le sentiment chrétien du péché originel : mal et bien sont pour lui les deux faces d’une même réalité ; il n’y a pas d’espoir de rédemption, l’innocence étant ce que nous avons perdu en naissant : « Ô notre paradis perdu », dit-il dans un célèbre poème, Psaume. Lorsqu’il évoque Dieu, c’est pour exprimer la menace d’une absence :
Le silence de Dieu
Je l’ai bu à la fontaine du bosquet (De profundis).

Trakl est poursuivi par le sentiment de la décadence, de la décomposition du monde et de l’homme : « Ô forme pourrie de l’homme. » Ce thème de la caducité de toutes choses est le leitmotiv qui donne à ses poèmes leur aspect apocalyptique. Le poète est hanté par la mort parce que la mort hante le monde et l’homme. Ses premières œuvres, déjà, sont placées sous ce signe d’une façon toute directe encore. Trakl en a détruites certaines : ainsi sa tragédie la Mort de Dom Juan ; il reste une grande partie d’une curieuse « pièce pour marionnettes », Barbe-Bleue, qui, pleine de fureur et de sang, est d’un expressionnisme outré que le poète dépassera bientôt. L’univers qu’il évoque, dans lequel il est plongé et où il entraîne son lecteur, reste certes plein de souffrances et d’horreur, mais son expression est plus élaborée : Trakl réussit à créer un langage chiffré fait de formules incantatoires d’une grande puissance. Certains termes et certaines images sont sans cesse répétés : l’ombre, le soir, la nuit dominent les poèmes ; le pâtre, le cheval noir, l’étang, l’escalier tournant s’y retrouvent comme des obsessions. L’homme est toujours le « solitaire », l’« étranger », l’« errant », le « séparé ». La faute qui pèse sur l’humanité s’exprime par l’image de l’animal souffrant, à qui, comme chez le peintre Franz Marc, est associée la couleur bleue :
Une bête bleue
Saigne doucement dans le buisson de ronces (Elis).

Chez Trakl, la langue exprime plus que ce qu’elle désigne. Ainsi l’usage constant que le poète fait des couleurs (on peut y reconnaître au départ l’influence du sonnet des Voyelles) correspond de moins en moins à des images concrètes et de plus en plus à des états d’âme ou à des intuitions métaphysiques. Les couleurs deviennent symboles, mais symboles ambigus : il n’y a pas de tables de correspondances données une fois pour toutes. Les images, de même, empruntées à la réalité, la dépassent pour se cristalliser en créations propres. Le poète est très sensible à la synesthésie, peut-être sous l’influence de la drogue ; sa poésie est essentiellement faite de couleurs et de sons mêlés, et les métaphores déchiffrent avec pertinence un univers où tout glisse, s’effrite, est menacé de dissolution : « Les chemins mènent tous en noire pourriture » (Grodek). Trakl simplifie de plus en plus son expression, utilise un langage si dépouillé et si concentré que ses poèmes prennent une coloration à la fois obscure et tragique. La forme lyrique régulière cède la place à des rythmes libres : il ne reste plus que l’essentiel ; le poète renonce aux mots de liaison, aux comparaisons pour ne plus dire que quelques formules toujours répétées, comme s’il ne voulait créer qu’un seul grand poème.

Cette extrême condensation de la matière et de la forme poétique, qui finit par créer chez le lecteur un véritable envoûtement, pour personnelle qu’elle soit, n’apparaît jamais arbitraire. Trakl est à la fois le spectateur et l’auteur du monde ; donc il se sent coupable. Il recherche désespérément l’innocence perdue, mais ne la trouve que chez des êtres à peine nés. Il a la nostalgie de l’enfance, mais d’une enfance mythique qui serait d’avant la naissance ; de lui-même, il a dit : « Je ne suis né qu’à demi. » Les figures de pureté qui forment sa mythologie personnelle, l’enfant Elis, Helian, Sebastian, sont des êtres non entachés du péché d’existence : « Ô, il y a, Elis, si longtemps que tu es mort ! » (À l’enfant Elis).

Cela explique l’importance, dans la poésie de Trakl, du thème très particulier de l’ange, qui n’a rien d’orthodoxe. L’ange, qu’il soit de « cristal » (Métamorphose du mal), d’« airain » (Helian) ou de « feu » (Foehn), c’est ce que l’homme a été avant d’être, sa nostalgie, son remords et son désespoir, ce qu’il ne sera plus jamais dans un monde en pleine décomposition, sa création et son malheur.

Trakl a été le prophète de la fin d’un monde, comme s’il avait pressenti le cataclysme qui menaçait l’Europe. Par les formes neuves qu’il a données à ses visions, il apparaît comme un précurseur du surréalisme.

E. H.

➙ Expressionnisme.

 E. Lachmann, Kreuz und Abend. Eine Interpretation Georg Trakls (Salzbourg, 1954). / T. Spoerri, Georg Trakl. Strukturen in Persönlichkeit und Werk (Berne, 1954). / K. Simon, Traum und Orpheus. Eine Studie zu Georg Trakls Dichtungen (Salzbourg, 1955). / R. Rovini, Georg Trakl (Seghers, 1964) ; la Fonction poétique de l’image dans l’œuvre de Georg Trakl (Les Belles Lettres, 1971). / J.-M. Palmier, Situation de Georg Trakl (Belfond, 1972).