Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tolstoï (Léon) (suite)

C’est le censeur qui parle ; et le censeur juge sévèrement l’histoire de cette femme adultère, épouse d’un ministre, mère comblée d’un petit garçon, que la passion jette dans les bras d’un officier au mépris de ses devoirs. Alors que Guerre et Paix — dont le titre avait failli être « Tout est bien qui finit bien » — illustre l’heureuse continuité de la vie, Anna Karenine, méditation sur l’amour, sur le mariage, sur la vie, aboutit à une impasse : « La vie est mauvaise, dit Levine. Il n’y a rien que des ténèbres. »


« Anna Karenine »

Anna Karenine est peut-être le roman le plus parfait, le mieux composé, le plus pessimiste aussi, de Tolstoï. La nature humaine y est représentée sans fard, réduite à l’instinct vital. De l’âme, il n’est guère question. Aucun don de soi, aucune aspiration, aucun élan, sinon ceux de la chair. Nous ne connaissons Anna qu’à travers la passion qui la submerge, et cette passion s’exprime en termes physiques, par « la lueur étincelante et tremblante des yeux, le sourire heureux et triomphant, les lèvres involontairement frémissantes ». Le mystère de la vie tient dans l’épanouissement physique des êtres au point que la beauté d’Anna, amante comblée, acquiert une « intensité spirituelle » et que Kitty trouve sa justification, sa plénitude dans l’enfantement. Au regard de cette vitalité, les êtres physiquement déficients apparaissent pauvres moralement, leurs motivations sont suspectes, telle cette piété du malheureux Karenine écrasé par son infortune.

Aux lois de la chair s’ajoutent, ou s’opposent, les lois de la société. L’homme est un être sensuel, mais aussi un « animal social ». Il doit obéir au code des convenances, et tout cet ensemble de règles, de préjugés, d’habitudes sociales comble le vide de son âme. Les lieux communs emplissent les conversations, et même les dialogues d’amour obéissent à cette règle de ne rien dire que d’insignifiant. Au bal, aux courses et jusque dans l’intimité des foyers, il s’agit de paraître, de se conformer à la fonction que la société assigne. L’homme n’existe qu’à travers le regard des autres. La passion d’Anna dérange l’ordre établi. Elle est d’autant plus coupable qu’Anna appartient à la meilleure société, et d’autant plus dangereuse qu’elle donne l’image d’un amour authentique, dénué d’hypocrisie, dans un monde d’artifice. La société peut tolérer l’adultère, à condition qu’il se cache sous des apparences décentes, mais elle est impitoyable pour ceux qui se révoltent. Or, Vronsky et Anna lui ont jeté un défi en prétendant se passer d’elle — Vronsky quitte l’armée, Anna sacrifie ses devoirs maternels — et elle se venge : l’opprobre générale, les humiliations, les regards lourds empoisonnent l’air qu’ils respirent. Livrés à leurs seules ressources, condamnés par la société, ils en viennent à ne plus se supporter, et leur amour se réduit au seul assouvissement de leurs désirs.

L’amour légitime de Kitty pour Levine, cautionné par la société, qui est le pendant de celui d’Anna pour Vronsky, rachète-t-il cette sombre vision du couple ? En vérité, malgré les efforts de Tolstoï pour nous rassurer, il ne parvient pas à nous convaincre, tant cette félicité apparaît fragile et entachée de la même sensualité : « Cette lune de miel, dont Levine attendait des merveilles, ne leur laissa que des souvenirs affreusement pénibles... » L’égoïsme des sens élève une barrière entre les époux.

De plus, leur bonheur, comme celui de Nicolas Rostov et de Marie, ou de Natacha et de Pierre dans Guerre et Paix, semble acquis au prix de bien des compromis, de bien des renoncements : Marie, dont Tolstoï nous a vanté l’élévation d’âme, préfère taire ses convictions plutôt que de contredire Nicolas et troubler la paix du ménage. Quant à Pierre, « l’opinion croit qu’[il] était sous le talon de sa femme, et c’était vrai ! » Levine, délivré de ses angoisses, poursuit certes une existence paisible avec Kitty. Mais à quel prix ? Il se replie sur ses intérêts domestiques et sur la routine de la vie quotidienne ; il devient un pâle reflet de lui-même, alors même qu’il proclame son attachement au bien : « Plus Levine se referme étroitement dans le cercle de ses intérêts personnels, remarque Chestov, plus impudentes se font ses louanges du bien. » Au contraire, le prince André et Anna, ces deux êtres exigeants avec eux-mêmes et avec la vérité, mourront comme des témoins gênants qui en savent trop de la vie pour la tranquillité des vivants...

Le bonheur n’existe ni dans les voies interdites ni même dans les voies légales. L’amour ne recouvre qu’une illusion du cœur et un élan des sens. Si Natacha, Kitty ou Dolly nous semblent « sauvées », c’est qu’elles sont des âmes simples, assez proches de la nature et qu’elles remplissent bien leur vocation de mère. D’ailleurs, une fois mariées, elles ne s’intéressent plus guère à Tolstoï.

Sombre vision du monde : la société repose sur le mensonge. La piété, du moins celle qu’incarne Karenine, relève de l’hypocrisie — l’amour n’existe pas. Ces traits se durciront encore dans les romans suivants, Résurrection, la Sonate à Kreutzer, où mariage signifiera alors enfer et où la religion sera complètement balayée. Tolstoï aboutit ainsi progressivement au nihilisme. « De l’amour de la vie et des hommes, écrit Jean Cassou, il est passé à la haine de la vie et des hommes, et s’y est tenu, et s’est obstiné à s’y tenir, et en fait une prédication. »


L’art de Tolstoï

Ce climat de désespoir pèse d’autant plus fortement que l’art de Tolstoï se fait mieux oublier. Nul effort de narration, nul effet de style, mais une simplicité exceptionnelle. Chaque épisode, chaque détail apparaît évident à l’image de la vie. Les romans de Tolstoï marquent le sommet de la tradition réaliste russe.

L’imagination tient peu de place dans la création romanesque ; on multiplierait les exemples des scènes autobiographiques : la déclaration d’amour de Levine à Kitty au moyen d’initiales, l’accouchement de Kitty ; on sait aussi que Tania et Sonia ont servi de modèle à Natacha. Tolstoï écrit ce qu’il sent ; il a le don de saisir dans leur diversité et leur mobilité toutes les manifestations de la vie intérieure, que Tchernychevski* a baptisées « dialectique de l’âme » ; au moyen du monologue intérieur, il rend compte de la continuité de la vie psychique de ses personnages, et son Journal sert en quelque sorte de laboratoire où s’expérimentent toutes ses sensations.