Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

Tolstoï (Léon) (suite)

Ce qui caractérise peut-être l’art de Tolstoï, c’est l’étroite combinaison d’une vision épique, ample et fluide, qui se compose lentement et inéluctablement avec le rythme particulier et non moins inéluctable des destins individuels. Le regard doit sans cesse s’ajuster, passer du très près au très loin, du détail concret et minutieux à l’ensemble de la fresque, qu’elle soit historique comme dans Guerre et Paix ou sociale comme dans Anna Karenine. La multiplicité des intrigues, la luxuriance des faits, la variété des personnages et des comparses constituent la trame de cette fresque — et pas seulement des aventures privilégiées se détachant sur une toile de fond. Les scènes se développent tranquillement, sans effet de ralenti ou d’accélération, de suspense ou de retour en arrière comme chez Dostoïevski, mais au rythme naturel de la vie quotidienne.

Chaque scène néanmoins a sa tonalité affective propre, que lui apporte le choix d’un détail dominant. Le détail ne sert pas à « corser » le tableau, il est l’attribut de la vérité. Mieux qu’une description minutieuse, mieux que l’analyse, le détail, par ce qu’il signifie autant que par ce qu’il omet, suggère l’atmosphère, confère la vie à la fiction. Le petit ruban noir autour du cou de Kitty, le léger duvet brun qui ombre la lèvre supérieure de la princesse Bolkonsky, la silhouette massive, la « tête rasée en lunettes » de Pierre Bezoukhov, le regard de la princesse Marie, toutes ces particularités qui persisteront au cours de l’histoire nous deviennent physiquement sensibles et aussi familiers que telle ou telle particularité de nos proches. À travers un sourire, un geste, une inflexion de voix, c’est toute l’âme du personnage que Tolstoï interprète. Nul besoin de passer par la psychologie pour percer les secrets de la vie intérieure.

Le souci constant d’exprimer toutes les nuances marque le style de Tolstoï. Sa phrase est souvent chargée, alourdie par la profusion des détails, elle se complique en incidentes qui épousent les détours de la pensée, mais elle ne perd ni sa netteté ni sa précision. « Mises à part certaines pages — celles où l’auteur évoque la nature —, la langue de Guerre et Paix, écrit Boris de Schloezer, son traducteur français, est tout le contraire de ce qu’il est convenu d’appeler une belle langue. Lourde, cahoteuse, elle abonde en répétitions des mêmes tournures, des mêmes mots, alors que le russe est riche en synonymes, elle ne se soucie pas du rythme, de l’euphonie de la phrase, mais évite délibérément ce qui risquerait d’être plaisant, joli, élégant. »

Tolstoï refuse les artifices et les procédés littéraires : « Une des conditions essentielles de l’acte créateur est l’affranchissement total de l’artiste de tout procédé convenu. » Il préfère les mots usuels de la vie courante, les expressions littérales aux recherches verbales ; il veut simplifier le langage de manière à être compris des paysans, et déjà en 1853 il notait : « Le critère d’une perception nette de l’objet est le pouvoir de communiquer cette perception dans un langage populaire à un être sans culture. » Tolstoï est là tout entier dans ces quelques lignes qui sont une profession de foi artistique autant que morale. Il poussera ce choix jusqu’à ses dernières limites, qualifiant son œuvre de « bavardage littéraire qui remplit douze volumes auxquels les hommes de notre temps attribuent une importance imméritée ».


« Fonder une religion nouvelle »

Au moment où Levine, en conclusion d’Anna Karenine, affirme cette soif d’un bien authentique, Tolstoï traverse une grave crise morale ; il se dépeint comme l’« aliéné no 1 de Iasnaïa Poliana » et écrit à un ami ces lignes sombres : « Vous ne sauriez imaginer combien je suis isolé et à quel point mon moi véritable est méprisé par ceux qui m’entourent. » Sa Confession (Ispoved, 1879, publiée en 1882) surtout nous éclaire sur cette époque de sa vie, ainsi que ses ouvrages intitulés Critique de la théologie dogmatique (Kritika dogmatitcheskogo bogosloviïa, 1880) et Quelle est ma foi ? (V tchem’moïa vera ?, 1883). Humblement, Tolstoï commence par se soumettre aux rites orthodoxes, avec la foi d’un simple moujik ; il fait même la tournée des monastères, vêtu d’une blouse paysanne, la besace sur l’épaule. Mais un serviteur le suit, portant ses valises, et le supérieur du couvent d’Optino, découvrant l’identité du pèlerin, ordonne aussitôt qu’on fasse une réception digne du grand homme !

Après deux ans de stricte obédience à l’orthodoxie, Tolstoï rompt brutalement avec l’Église : toutes ces pratiques ne sont que mensonge et supercherie. Au nom de la conscience rationnelle, il rejette les dogmes et les miracles ; il accepte l’Évangile à condition d’en ôter tout élément ontologique, pour aboutir à une foi raisonnée et raisonnable. Son credo n’admet ni le Dieu personnel, ni la Trinité, ni la création en six jours ; il passe par le reniement du monde et des plaisirs, par l’humilité, la patience, la miséricorde, la non-résistance au mal, de sorte que, à cinquante-deux ans, Tolstoï peut se croire enfin parvenu à l’équilibre et à la sérénité. En même temps, il tire un trait sur sa vie passée, condamnant ses activités militaires, sa vie de débauche, son art lui-même, et passe à l’attaque directe des pouvoirs et de l’Église établis.

À vingt ans, le jeune Tolstoï, très influencé par les lectures de Montaigne et de Rousseau, avait eu l’idée de « fonder une religion nouvelle, la religion du Christ, mais débarrassée des dogmes et des miracles ». Trente-cinq ans plus tard, la même exigence rationaliste, la même aspiration à une « simplicité naturelle » l’animent. Ses positions théologiques vont se durcir encore avec Que devons-nous faire ? (1886), Le royaume de Dieu est en nous (1893), Lettre sur la supercherie à l’Église (1900). Le roman Résurrection (Voskressenie, 1899) — où, devant une célébration religieuse, la Vierge est appelée « fille Marie », l’hostie devient morceau de pain, l’autel table, et les gestes du pope manipulations — vaut à Tolstoï d’être excommunié en 1901 par le saint-synode. La rupture cette fois est complète avec les institutions.