Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tolstoï (Léon) (suite)

« Guerre et Paix »

Les premières années de bonheur conjugal portent leurs fruits : pendant près de six ans, de 1863 à 1869, joyeux, excité, Tolstoï écrit Guerre et Paix (Voïna i Mir). L’homme est alors stabilisé, épanoui, en paix avec lui-même. Il n’éprouve pas encore le remords de son bonheur, qui le tourmentera bientôt. D’où cette plénitude, cette harmonie, cette puissance qui caractérisent Guerre et Paix et en font un chef-d’œuvre de la littérature mondiale.

À l’origine, Tolstoï voulait écrire un roman sur les « décabristes ». Mais bientôt, son sujet l’entraîne à remonter dans le temps et à étudier la génération précédente, celle des années 1805-1815, qui a connu l’horreur de l’occupation napoléonienne et a chèrement lutté pour conquérir sa liberté. Le patriotisme russe, l’incendie de Moscou, la grande bataille de la Moskova lui inspirent une vaste fresque historique, à laquelle se mêle par points et contrepoints la chronique de deux familles de l’aristocratie russe, les Rostov et les Bolkonsky. Souvenirs militaires auxquels s’ajoute une documentation précise — Tolstoï se rend à Borodino —, scènes de vie quotidienne, impressions personnelles composent une tranche d’histoire qu’animent plus de cent personnages. L’écrivain n’invente rien ; mais il observe autour de lui, campe Natacha en regardant vivre sa jeune belle-sœur Tania. Natacha est une des plus attachantes créations de Tolstoï. Elle possède l’intelligence du cœur, la gaieté sereine, la vivacité, la poésie qui en font, au cours de son évolution, l’incarnation parfaite de la jeune fille russe.

Tolstoï puise surtout dans le fonds immense de ses souvenirs personnels. Il se retrouve dans l’ardeur juvénile de Nicolas Rostov, dans la sensibilité inquiète, le goût de la méditation, la maladresse de Pierre Bezoukhov, dans l’orgueil et le fond désabusé du prince André. Et les dialogues de Bezoukhov et du prince André, qui par des voies différentes cherchent l’un et l’autre le sens de l’existence, sont ceux de Tolstoï à Tolstoï : « Il faut vivre, il faut aimer, il faut croire que nous ne vivons pas seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons vécu, et que nous vivons éternellement dans le Tout, disait Pierre en montrant le ciel. » Voilà pour le Tolstoï avide de vie, à qui la richesse de ses sens et de son cœur dicte l’espérance. Mais André, blessé à Borodino, murmure avant de mourir : « Il y a quelque chose que je ne comprenais pas et que je ne comprends pas encore » ; voilà pour le Tolstoï obsédé par la mort, prisonnier de sa lucidité.

Grâce à son don de vivre des existences autres que la sienne, l’écrivain compose une épopée à valeur universelle, mais n’abandonne rien de sa vision personnelle du monde. Il démystifie l’héroïsme ; il substitue, à la représentation conventionnelle de la guerre, la réalité quotidienne vécue par les soldats : peur, colère, courage, détails crus et colorés. Surtout, il rabaisse constamment l’empire des volontés individuelles pour lui opposer, au nom d’un « fatalisme historique », les forces vives d’un peuple. Le vieux général Koutouzov, qu’il dépeint avec une sorte de tendresse, borgne et alourdi par l’âge, mais génial dans sa sagesse, incarne cette conception mystique de la vie selon laquelle la résistance passive l’emporte sur l’énergie individuelle : « Ce n’était pas la peine de reprendre l’offensive, dit Koutouzov, il suffisait de laisser faire les choses. »

C’est cette sorte de soumission aux lois naturelles, cette résignation du cœur russe qu’incarne aussi le personnage de Platon Kerataïev. D’instinct, l’humble paysan reconnaît l’ordre essentiel de la vie : « Seigneur, fais-moi dormir comme une pierre, et lever comme du pain », récite-t-il en guise de prière. Cette foi assez fruste que révèle le moujik a certainement tenté Tolstoï, mais il serait naïf de penser qu’elle eût pu satisfaire les exigences de sa raison. L’itinéraire spirituel de Tolstoï s’avérera beaucoup plus lent et douloureux.


La nuit d’Arzamas

Guerre et Paix, qui paraît en six livres, remporte un triomphe. Tolstoï est le plus grand écrivain de son temps ; il éclipse Tourgueniev ; on le compare à Pouchkine. Écrivain célèbre et père comblé : il a la joie de voir naître un troisième enfant. Et pourtant, depuis qu’il a tiré un trait final sur son énorme manuscrit, il se sent désemparé, incapable de reprendre pied dans le réel. C’est alors que survient dans sa vie un étrange accident.

En août 1869, Tolstoï part en voyage avec un serviteur pour acheter une propriété dans l’Est. Le soir, il fait halte dans une auberge d’un village nommé Arzamas et, à 2 heures du matin, il se sent terrassé par une crise d’angoisse, de terreur encore jamais ressentie : « Brusquement, ma vie s’arrêta [...] Je n’avais plus de désir ; je savais qu’il n’y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais que, devant moi, il n’y avait rien que la mort. Moi, l’homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. » Tolstoï ne pourra jamais oublier cette nuit d’Arzamas, dont quinze ans plus tard il fera un court récit : Notes d’un fou.

Sonia, elle, s’inquiète. Son mari s’enfonce dans la neurasthénie. Il est parfois odieux de violence. Il s’épuise, pour ne pas penser, à galoper à cheval ou à labourer les champs, et soudain, sans raison apparente, il redevient plus calme, sensible à la tendresse du foyer, lisant Schopenhauer et étudiant le grec, rédigeant son Alphabet pour les paysans.

Un jour de janvier 1872, un fait divers tragique réveille en lui l’ardeur créatrice : la maîtresse d’un de ses voisins, Anna Stepanovna, apprenant la trahison de son amant, s’est jetée sous les roues d’un train. Son cadavre à demi nu, déchiqueté, est étendu dans la salle d’attente, et Tolstoï, appelé là-bas, ne peut chasser l’horrible vision de sa mémoire. Déjà l’histoire se construit dans sa tête, et la malheureuse Anna Stepanovna devient en moins de deux mois l’ébauche d’Anna Karenine. Après cette flambée d’ardeur, l’abattement le reprend. Son travail est entrecoupé de crises de conscience. Non loin, à Samara, la famine fait rage ; il part aussitôt pour organiser des secours, plantant là famille et roman. En novembre 1873, son sixième enfant est emporté par le croup. Quelques mois plus tard, la vieille tante Tatiana meurt. En février 1875, le petit Nikolaï, âgé de dix mois, disparaît et, un peu plus tard, Sonia fait une fausse couche : en deux ans, cinq morts. La détresse est telle qu’elle conduit Tolstoï au bord du suicide. Il écrit difficilement, hargneusement, prend en grippe sa « détestable Karenine ». Le roman achevé, il le juge exécrable et le succès qu’il obtient (1877) le met en rage ; « Affreux métier que le nôtre ; il pourrit l’âme ! » Et ailleurs : « Est-il si difficile de décrire comment un officier s’amourache d’une dame ? Il n’y a rien de difficile là-dedans et surtout rien de bon. »