Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tolstoï (Léon) (suite)

Le siège est à peine achevé que déjà Tolstoï a écrit une suite à Enfance : Adolescence (Otrotchestvo, 1854), et des récits de guerre sur le siège de Sébastopol, qui lui valent dans la capitale un triomphe. Tourgueniev* reconnaît là « un vin encore jeune qui, quand il aura fini de fermenter, donnera une boisson digne des dieux ». L’impératrice pleure en lisant l’ouvrage. Et à des milliers de kilomètres de là, au bagne de Sibérie, risquant le knout, un forçat nommé Dostoïevski* lit et relit Enfance à la lueur des bougies. Ces deux géants de la littérature ne se rencontreront d’ailleurs jamais.

En 1856, le lieutenant Léon Tolstoï troque l’uniforme contre l’habit civil. Il partage sa vie entre Iasnaïa Poliana et la ville, toujours hésitant quant à sa vocation. À Saint-Pétersbourg, les cercles littéraires se l’arrachent. Tourgueniev le reçoit dans sa propriété de Spasskoïe-Loutovinov, le présente aux sommités du Contemporain. Mais les manières rustres, les violentes tirades du nouveau venu découragent ce milieu d’écrivains policés — « bourgeois des lettres » et « prétendus artistes », ricane Tolstoï. Après des mois d’amitié orageuse, de réconciliations et de disputes, la brouille éclate entre Tourgueniev et Tolstoï : « soudard », dit le premier ; « vieux sot », répond le second. La rencontre menace de tourner en duel.

L’ours en définitive ne se trouve content que dans sa tanière campagnarde ; ni homme d’épée ni homme de plume, il s’essaye de nouveau dans les activités sociales. Les problèmes de la paysannerie lui semblent urgents à résoudre. Il voudrait libérer les serfs, élever le niveau intellectuel des moujiks. La pédagogie est sa nouvelle passion. Le voici transformé en instituteur qui inaugure des méthodes et fonde sa propre école. Mais les paysans ne veulent pas de la liberté, et Tolstoï, découragé, entreprend deux voyages à l’étranger, d’où il revient dégoûté de l’Occident.

Le moment est venu de faire le bilan de ces expériences. Loin de l’apaiser, la littérature lui semble un dérivatif coupable : « Aucune activité artistique ne dispense de participer à la vie sociale », déclare-t-il. Après le manifeste de 1861 abolissant le servage, le gouverneur de Toula le nomme arbitre de paix, chargé de veiller aux bonnes relations entre anciens serfs et propriétaires. L’ami des humbles n’oublie d’ailleurs pas qu’il est le comte Tolstoï et il proteste avec morgue lorsque la police se permet de faire une perquisition dans sa maison sur la foi de faux renseignements.

Sa vie sentimentale ne s’est pas davantage clarifiée : débordements sensuels, dissipation ; il fait la cour à une jeune paysanne, Aksinia ; il cherche à se marier. Mais, dès qu’un parti possible se présente, il plante là ses beaux projets et s’enfuit.

Enfin et surtout, pendant ces dix années, Tolstoï a connu d’irrémédiables blessures, perdant successivement deux frères, Dmitri et Nikolaï. Mitenka, le frère chéri, sensible et grave, meurt dans les bras d’une prostituée, et le souvenir de ses yeux interrogateurs le marquera au point qu’il se servira de Dmitri pour créer le héros de Résurrection, Nekhlioudov. Puis c’est au tour de Nikolenka de disparaître, trois ans plus tard, le compagnon de jeu fantasque avec lequel il cherchait « le petit bâton vert du bonheur » où était inscrite la formule de l’amour universel. « Qu’est-ce que cela ? », a murmuré Nikolaï dans son agonie. C’est une question que Léon Tolstoï ne cessera plus de se poser.


Le mariage

Et pourtant, en cet homme inquiet rempli de contradictions, l’instinct du bonheur est encore le plus fort. En septembre 1862, il écrit à une parente : « Moi, vieil imbécile édenté, je suis tombé amoureux ! »

Le front pur sous des bandeaux noirs, la bouche souriante, les yeux sombres, Sofia (Sonia) Andreïevna Bers a dix-sept ans ; avec Liza, son aînée, Tania, sa cadette, et leur mère, elle vient parfois dîner chez les Tolstoï. Léon lui rend visite et suit la famille à Moscou. Alors qu’on lui destinait la fille aînée comme épouse, il est tombé amoureux fou de la seconde. Mais il a trente-quatre ans, et un passé pour le moins agité. De plus, il ne sait guère comment parler à cette enfant. Alors, un soir, il lui fait une déclaration sibylline en écrivant avec un morceau de craie les premières lettres de chaque mot. Sonia comprend sans peine.

Quelques semaines plus tard, à Moscou, le 23 septembre 1862, les cloches de l’église de la Nativité-de-la-Vierge sonnent les noces. La petite mariée frissonne sous son voile. Certes, elle est heureuse, flattée d’avoir retenu l’attention du grand écrivain dont toute la Russie parle, mais aussi remplie de terreur : trois jours avant le mariage, Lev lui a donné à lire son Journal, où il consigne tous ses vices, ses bassesses, l’histoire de ses liaisons pour qu’elle sache bien « quel homme il est ». Lecture accablante pour une petite fille de dix-sept ans bien innocente. Mais le sort en est jeté : ainsi commencent « quarante-huit années d’atroce fidélité », de bonheur intense, de scènes odieuses, d’incompréhension, de mesquineries, qui arracheront à Tolstoï des mots terribles sur la vie conjugale, alors même qu’il ne cessera jamais d’aimer sa femme.

Sonia est une jeune femme intelligente, droite et sensible, douée pour la musique et assez cultivée, car elle s’est préparée à devenir institutrice. Tout au long de sa vie, elle tiendra son journal et, infatigablement, elle transcrira l’œuvre de Léon. On dit qu’elle a copié sept fois Guerre et Paix ! C’est aussi une jeune femme volontaire, dont la rectitude aura du mal à suivre les fluctuations de son mari, bien qu’elle se soit efforcée toute sa vie de servir son génie. Les caractères iront en s’opposant et en se durcissant, et l’opinion publique aura vite fait de charger Sonia de tous les torts.

Les débuts du mariage pourtant comblent Tolstoï de bonheur : « je me suis mis à écrire parce que je suis tellement heureux que cela me coupe la respiration », note-t-il en octobre 1862. Mais Sonia laisse percer son intransigeance : « Il me dégoûte avec son peuple. Je sens qu’il faut qu’il choisisse entre la famille, que je personnifie, et le peuple, qu’il aime d’un amour si ardent ! C’est de l’égoïsme, tant pis. Je vis pour lui et par lui, et je veux qu’il en soit de même pour mon mari » (nov. 1862).

Tout le drame est là : tandis que Tolstoï ressent peu à peu cette tendre pression comme un abus de pouvoir, comme une entrave à sa liberté, Sonia se plaint de passer sa vie entre les confitures et les nourrissons ; et malgré tous ses efforts, malgré son dévouement, elle ne parviendra jamais à comprendre qu’il lui préfère sa quête ascétique de la vérité.