Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

Quant aux jeux de masques qui germent un peu partout à la même époque et que l’on nomme « commedia dell’arte », « défilés de chars », etc., leur complexité est plus grande qu’on ne le dit. On y voit, comme Lanson, l’origine de la comédie, mais ces figurations sont à la fois plus complexes et plus enracinées dans la vie des sociétés de l’époque. Plus enracinées, parce qu’elles représentent sous la forme de stéréotypes mythologiques ou satiriques des rôles sociaux réels (le médecin, le matamore, etc.), le code et les classifications mentales communes à tous les habitants d’un même lieu. Plus complexes, parce qu’elles s’apparentent aux contes qui dérivent eux-mêmes des récits mythiques orientaux (bretons ou provençaux, si l’on s’en tient à la France). L’assimilation d’un homme vivant à un personnage figé dans sa raideur allégorique ou typique répond au même besoin de transformer la vie en marionnette. Entre la commedia dell’arte et les Puppenspiele, qui dominent l’expression de l’Europe centrale (parce qu’on y joue les contes paysans), une relation s’établit, qui nous renvoie à une réalité différente. La psychanalyse explique ce recours à l’humanité mécanisée et rapetissée par le ressentiment ; la sociologie y voit une tentative d’intégration de rôles sociaux inacceptables ou rejetés. Du moins, cette parodie de l’existence est-elle un spectacle que la société se donne à elle-même, une célébration dérisoire de rôles inchangeables et sans doute inévitables. C’est l’impossibilité de modifier les structures d’ensembles de la vie qu’incarnent ces célébrations diverses.

Il faut aussi évoquer ces représentations chantées ou mimées qui décrivaient des épisodes d’un mythe le long des étapes des pèlerinages de Compostelle, soit sur le chemin d’Angleterre par Saint-Riquier et Paris, soit par Narbonne en venant d’Italie. Joseph Bédier (1864-1938) a montré qu’il s’agissait de scènes partielles, dont chacune était la spécialité d’un couvent de relais ou d’un gîte d’étape. On suivait l’histoire empruntée le plus souvent aux contes chevaleresques plus ou moins christianisés, tout en poursuivant la collective déambulation vers le lieu saint. Une rue de Paris conserve le souvenir d’une telle imagerie théâtrale : la rue de la Tombe-Issoire, où se trouvait, sur le chemin de Saint-Jacques (et dans le prolongement de la rue qui porte ce nom), un couvent dont la spécialité était de relater, de jouer ou de réciter un épisode des aventures d’une sorte de David chevaleresque qui abattait au combat (« tombait ») le géant Issoire. On connaît mal ces figurations, dont il reste peu de chose, mais il est vraisemblable qu’elles répondaient à la fois aux intenses, multiples et continuelles pérégrinations des gens du Moyen Âge, à la fascination exercée sur le peuple par les contes chevaleresques (bretons ou provençaux), à l’intense « besoin de voir », dont parle Johan Huizinga pour cette période. Là, non plus, il ne s’agit pas de théâtre...

Les pièces sacrées jouées dans les couvents sont écrites par des clercs. Elles s’inspirent de Plaute, puis de Térence, lorsque cet auteur est « découvert ». Gian Giorgio Trissino (1478-1550), Giovanni Rucellai (1475-1525), Niccolo Alemanni (1583-1626) imitent ce qu’ils savent des Anciens non seulement pour édifier les écoliers des écoles, mais surtout pour reconstituer un monde mort. On donne à voir une Antiquité reconstituée et rêvée. On écrit une tragédie fantôme, dont le souvenir, à travers Norton et Sackville, hante Shakespeare* comme il parvient aux « classiques français » à travers Buchanan et Muret dont Montaigne a joué les pièces latines au collège.

Il est vraisemblable que les couvents ont été les lieux fermés, les îlots dans lesquels des hommes qui lisaient les textes anciens qu’ils connaissaient tentaient de reconstituer une Antiquité perdue. Dans la diversité des formes de vie, l’unité romaine apparaît comme un rêve et comme un modèle. On en réveille les figures. On en retrouve presque magiquement les personnages. Mais il s’agit toujours d’un commentaire de l’action, d’une relation rhétorique en marge de la situation, d’un discours savant où viennent se lamenter des héros...

Devant cette diversité, la prudence est nécessaire. L’hallucination sacrée, le jeu des masques, les contes représentés, les tragédies fantômes inspirées de l’antique, tout cela se développe en ordre dispersé, parce que la dispersion est le principe même de cette civilisation qu’on a voulu, au temps du romantisme, réduire à l’unité religieuse. Certes, chacune de ces dramatisations voudrait s’imposer d’une manière absolue, mais la trame de la vie collective ne le permet guère. Et la vie de l’homme est comprimée entre les portes du paradis et celles de l’enfer, alors que l’extrême diversité des possibilités offertes paraît suggérer une promesse de liberté...


Une expérience déchirante

C’est avec l’établissement des régimes monarchiques centralisés, l’apparition des bourgeoisies et du capitalisme, l’organisation administrative des nations qu’apparaît de nouveau le théâtre. Cette apparition est contemporaine d’un changement radical dans les structures sociales et mentales, d’une coupure entre les époques dont les hommes vivants ont été les témoins et souvent les victimes. Sans doute, aucune autre civilisation au monde, hors la nôtre, n’a franchi à cette époque l’étape de développement technique et n’est entrée dans la révolution technique. Cela constitue probablement l’originalité de la civilisation européenne, mais explique aussi pour quelle raison une violente et généreuse expansion de tous les genres de création marque cette période de rupture entre deux mondes, entre deux systèmes de valeurs...

Sans doute, cette rupture n’apparaît-elle pas à une date précise. Seulement les hommes qui vivent et qui pensent éprouvent-ils une commune inquiétude devant la dissolution des formes de croyance ou de pensée ancienne, affrontant un monde absolument neuf et inconnu, une « modernité » devant laquelle ils ne jouissent d’aucun secours. La coupure entre la ville grecque et la campagne, entre le passé et le présent urbain avait déjà constitué un choc important, dont la création esthétique avait sans doute profité. La frontière entre le « Moyen Âge » et les « Temps modernes », entre l’« économie traditionnelle » et l’« économie de marché » a provoqué un traumatisme bien plus violent.