Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

L’exiguïté des villes grecques était sans doute nécessaire à cet avènement du théâtre, puisqu’on voit que s’affaiblit la création dramatique au moment où Alexandre étend artificiellement les dimensions de la cité à celle d’un Empire. Extension que continue et affirme la domination romaine. Comme le dit Hegel, la comédie commence (comédie attique) lorsque l’esclave monte sur la scène. Ce n’est pas suffisant : Aristophane* a porté très haut la dérision comique, mais il n’a jamais réduit ses thèmes au jeu des situations réelles, à celles d’un « socio-drame ». C’est ce que fait la comédie de Ménandre ou de ses équivalents. Ce n’est pas une diminution ni une décadence. C’est simplement autre chose : la ville oublie ou simplement efface tout ce qui n’est pas elle, son passé, son environnement, puisqu’elle est devenue elle-même un environnement, un empire. Le jeu des rôles sociaux la contente. Rome ne connaîtra pas d’autre théâtre.

À moins que l’on ne voie dans les jeux de cirque et les massacres de l’arène l’image renversée du théâtre tragique et comique : la romanité a détruit durant plusieurs siècles et d’une manière spectaculaire tous ses « déviants », tous ses hérétiques. L’ordre de l’État n’admet aucune divergence quant à la définition du citoyen et de l’ordre administratif. Au lion, l’individu coupable de transgression ! Périsse celui qui trouble l’ordonnance calme de l’Empire ! Il est possible que, passant de la Cité à l’Empire, la ville soit passée de la tragédie au massacre réel et sanglant...


Une dramaturgie éclatée

Le Moyen Âge n’est qu’un mot. Il définit en Europe, en Asie, en islām un certain système de vie diversifié et riche en différences : on y retrouve les appartenances familiales patriarcales, les liens du sang, la domination d’homme à homme, les lois de la dépendance qui « oblige » le suzerain à défendre son vassal, les groupes religieux indépendants, les chaînes de relations mystiques ou politiques. Extrême multiplicité.

Faut-il s’étonner que l’on y rencontre des formes également très différentes de dramatisation ? qu’aucune d’entre elles n’aboutit à une définition réelle de ce que nous appelons théâtre dans la mesure où elles sont dominées par de multiples réglementations. Les théâtralisations sacrées (« mystères », « sacramentales », « sacra rappresentazione », etc.), les jeux de masques (« commedia dell’arte », « chars »...), les pièces savantes s’apparentent plus aux célébrations rituelles qu’au théâtre.

D’abord parce que le texte poétique ne joue pas son rôle dominateur. Sans doute parce que l’écriture ne soude pas la vie sociale comme il le fait dans les cités et ne permet pas cette accumulation abstraite du savoir et de la culture sans laquelle il n’existe pas de littérature. Les textes que nous connaissons des « mystères » ou de la « commedia dell’arte » (quand il y en a) sont des reconstitutions « après coup » par des clercs et n’ont jamais réellement précédé la représentation elle-même. La spontanéité qui s’impose ici (et qui n’est pas sans évoquer irrésistiblement une des plus fortes tendances du théâtre des dernières années) se manifeste dans le cadre étroit des codes religieux ou esthétiques, mais n’aboutit jamais ou presque jamais à un discours.

Ensuite, les œuvres présentées (telles que des chercheurs comme Gustave Cohen nous les ont restituées) répondent à des fonctions différentes entre elles : les drames sacrés suggèrent une image de l’homme qui trouve son égalité dans l’au-delà et devant la mort, alors que la vie est dominée par des hiérarchies sociales et une inégalité de fait ; les jeux de masque proposent un ensemble de stéréotypes ou d’allégories qui ne débordent jamais le cadre étroit de vie immédiate ; les pièces savantes reconstituent une Antiquité à jamais disparue et brodent autour de Sénèque une image nostalgique du « grand passé ».

On range d’ordinaire dans le théâtre la Passion d’Arras, attribuée à Marcadé, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, le Mystère de l’Incarnation de Rouen (pour ne parler que des « mystères » français), mais les personnages et les situations qui nous y sont présentés ne s’organisent pas du tout comme ceux du théâtre : on y donne spectacle du cosmos et de la marche de l’homme vers le salut, on y voit des saints ou des martyrs qui ne peuvent qu’être tentés sans jamais être pécheurs. La grâce intervient comme le seul moteur de l’action, et l’assomption du témoin du Christ constitue la trame de toute l’histoire. (V. mystères et le théâtre médiéval.)

Probablement est-il impossible de concevoir un « théâtre religieux » dans la mesure où la religion ne peut pas faire du Christ un pécheur ni du saint un être hypnotisé par la passion : la vérité de la foi interdit toute ambiguïté, et le manichéisme de la construction scénique (le paradis d’un côté, l’enfer de l’autre) ne permet aucune expression de l’angoisse. Ces « passions » interdisent la « passion », au sens moderne : elles incarnent la souffrance d’un homme marqué par la grâce et qui ne peut prendre d’autre route que celle du salut, route semée d’embûches et de souffrances ; mais illuminée par la vraie connaissance.

Du moins, la fonction de ces représentations est-elle curieusement utopique : suggérant une véritable hypnose sacrée, une hallucination de l’arrière-monde, celles-ci affirment l’égalité de tous les hommes devant le Christ et devant la mort contre la réalité vivante d’une société inégalitaire et hiérarchisée. Comme les « danses de mort » le feront au xvie s., elles postulent une certitude que dément l’évidence quotidienne. Ce sont des dramatisations qui échappent à l’Église constituée, qui s’apparentent aux données mystiques d’une société complexe et multiforme. Doit-on appeler théâtre cette image fantastique et parfois délirante d’un monde imaginaire ? Les célébrations rituelles de l’Inde ou de la Malaisie sont plus intégrées à la vie collective et aux mythes constituant la structure des civilisations que ne le furent ces dramatisations utopiques...