Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

L’historien Jacob Burckhardt estimait que le travail d’analyse du passé changeait de sens au moment où le savant interrogeait une période de transition, comme il le fit lui-même pour le règne de Constantin ou pour la « Renaissance ». Dans ces moments, l’homme n’est plus soumis aux règles accoutumées d’une civilisation établie. Parce qu’il est abandonné à sa spontanéité, il se détermine par une affirmation douloureuse de soi-même, un « individualisme » souffrant. Burckhardt, dans sa Civilisation en Italie au temps de la Renaissance, a donné de multiples exemples de ces affirmations exaspérées, et l’on ne peut regarder son étude comme un éloge de l’individualité « en soi », mais comme une analyse de cas aberrants ou déviants. La déviance résulte de la rupture elle-même et de l’absence de valeurs pour justifier le comportement des hommes, de modèles pour en animer l’action. L’individualisme de cette époque, loin de répondre à une satisfaisante affirmation de soi, un narcissisme esthétique, renvoie tout au contraire à une anxiété devant la vie à venir. Pour autant qu’il s’accroche encore aux idées de la période précédente, l’homme accède à une expérience déchirante, tragique.

Ceux qui font du théâtre un « reflet » de la vie quotidienne ou de la « société » (terme vague s’il en est !) oublient que les motivations esthétiques ne sont ni calmes ni sereines, que la représentation, l’exhibition d’un personnage imaginaire chargé d’émotions actuelles constituent une expérience tout à fait inquiétante. D’autant que ces personnalités imaginaires, empruntées ou non aux galeries de tableaux mythologiques ou historiques, correspondent toutes à des « cas », des formes de déviance, qu’il s’agit presque toujours de « faits de transgression » et des conséquences qu’ils provoquent sur le psychisme des individus.

On peut tracer le profil du personnage dramatique qui monte sur la scène espagnole, anglaise et française vers la fin du xvie s. et au xviie s. Ce qu’on a appelé le Siècle d’or, l’époque « élisabéthaine » offre une surprenante galerie de criminels, d’assassins, de rois cruels, d’hérétiques. On dirait qu’ici la « libido » se manifeste à l’état sauvage, sous le voile de la poésie et de l’intensité lyrique : Tamerlan de Marlowe, Richard III de Shakespeare, Macbeth, Arden de Feversham sont des représentations de la violence à l’état pur, pour ne parler que du théâtre anglais. Et faut-il oublier les personnages de Rodogune, de Nicomède, d’Othon et, en général, des héros de la dernière partie de l’œuvre de Corneille, les figures de Néron, de Roxane, d’Hermione chez Racine ?

Tout se passe comme si l’explosion théâtrale qui accompagne le passage de l’Europe traditionnelle à l’Europe moderne avait joué le rôle d’un banc d’essai pour une individualité malade d’elle-même, transposée sans doute par la poésie, noyée sous les déguisements mythologiques, chevaleresques, pseudo-historiques, mais affirmant cependant son inacceptable et incompréhensible « libido ».

Les monarchies centralisatrices appuyées sur les bourgeoisies administratives, les « élites », les diverses unifications ou épurations du langage (Malherbe), les changements de mœurs, tout cela constitue le cadre dans lequel se manifeste cette surprenante expérience de la violence. Tous ces personnages sont condamnés, au terme d’une longue « corrida » dont la trame constitue la pièce elle-même, ses enchaînements, qui n’ont souvent de logique que l’idée que lui prêtent les commentateurs du siècle dernier. Destructeur et créateur à la fois, ainsi nous apparaît l’acte théâtral de cette période, quel que soit le soin avec lequel le poète masque et habille la violence qu’il représente sur la scène.

Antonin Artaud*, dans le Théâtre et son double, parle de ce « théâtre de la cruauté » qui agit directement sur les nerfs du spectateur en lui imposant une image de lui-même qu’il refuse généralement de voir ou d’admettre. L’art dramatique de cette époque de rupture, sous tous ses aspects et ses « faux semblants », constitue probablement une telle expérience. Faut-il s’étonner que cet épanouissement ait peu duré, que toute cette vigueur se soit, en fin de compte, effacée dans la niaiserie du pastiche, le sentimentalisme appliqué des épigones, la raideur scolastique, qu’elle soit devenue incompréhensible durant près de deux siècles ?

Sitôt que se constitue le système des institutions qui correspondent à ce que B. Groethuysen nomme l’« esprit bourgeois », le théâtre retrouve le calme de la littérature prosaïque : il devient une doctrine. Au xviiie s., il s’agit de représenter des idées sous le déguisement de l’esthétique « classique ». La faiblesse du théâtre de Voltaire ou de Diderot (bien que ce dernier ait pressenti des formes nouvelles) tient à ce qu’ils n’y trouvent plus l’esprit de violence et de contestation qui anime les grandes périodes créatrices.

Certes, il existe des mouvements intérieurs à la civilisation bourgeoise : on « redécouvre » Shakespeare ou Calderón* à défaut d’arracher à Racine les bandelettes dans lesquelles l’histoire de la littérature le momifie. Voltaire, sans doute, voit dans Hamlet un « sauvage » et récrit une fin de la tragédie plus « raisonnable » ! Mais Lessing*, Goethe* ou Schiller* vont plus loin qui tentent de récupérer quelque chose de la violence et de la force passées. Ce sont des efforts saisissants, mais qui ne peuvent retrouver la puissance de ceux dont ils s’inspirent. Le « Sturm und Drang », le « prométhéisme » de Goethe ou de Byron* restent intérieurs au langage littéraire. Ce sont d’admirables exercices de style.


Réalité tragique et mélodrame

Il faut bien reconnaître que le système mental de cette période a sécrété ses propres défenses contre les faits aberrants ou les personnalités déviantes. Le rationalisme rend la « raison » idéale et toute-puissante : elle rejette dans l’ombre la « sauvagerie », la « barbarie » et la « folie ». Michel Foucault* a montré combien la dénomination de la maladie mentale avait été un moyen de la conjurer en l’éloignant, en l’enfermant. La littérature s’empare de la démesure violente, mais l’appelle déraison, la traite pour telle. L’élan qui l’emporte reste toujours mesuré à la connaissance des règles qui régissent le système tout entier.

Deux exemples nous sont fournis, tant par la Révolution française que par la répression exercée contre les formes hérétiques du théâtre. Dans l’un et l’autre cas, on constate que les éléments capables d’animer une création véritable ne sont plus admis au rang de la dignité esthétique.