Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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tabou (suite)

Si on limite la notion de tabou aux prohibitions portant sur le numineux et non motivées par une causalité même symbolique, on ne saurait l’identifier à l’interdiction magique légitimée par des croyances (tabous homéopathiques dont parlent J. Frazer et H. Junod, maximes utilitaires pour E. Durkheim) qui ne font pas intervenir la notion d’impureté : la femme huzul des Carpates doit éviter de filer pendant que chasse son mari, car le gibier risquerait de tourner comme la quenouille et le chasseur ne pourrait l’attraper ; un jeu de ficelles est interdit au petit Esquimau de la terre de Baffin, dit F. Boas*, parce que, lors d’une pêche, croit-on, la ligne du harpon risquerait de s’emmêler. Par contre, lorsque la sanction est sans rapport de nature ni de proportion avec l’acte prohibé, l’interdit, pense J. Cazeneuve, est véritablement un tabou et possède le caractère d’un impératif catégorique : la violation d’une telle obligation morale entraîne non seulement une impureté chez le violateur, mais un déséquilibre de l’ordre naturel et un bouleversement de l’ordre social. La menace pesant sur la société incite celle-ci à faire respecter le tabou : acte, personne ou événement, en assortissant de menaces la rupture de l’interdit.

C’est dire aussi que les tabous sont généralement institutionnalisés culturellement et que leur prolifération se nourrit par une accumulation de multiples inférences à retentissement affectif et collectif : un interdit relatif au sang peut s’étendre par contagion et transmissibilité à la consommation, aux rapports sexuels, à la chasse, etc., à tel point qu’il est possible d’en dégager analytiquement des systèmes, comme le suggèrent R. et L. Makarius, qui construisent abusivement leur théorie sur l’horreur du sang. Mais ce qui est systématisé est peut-être moins une série d’objets particuliers que la conception d’un danger mystique. Les conséquences d’une infraction demeurent souvent indéterminées ; seule prévaut l’impression de danger, qui s’attache moins à l’objet prohibé qu’au fait même de la prohibition. Cette crainte couvre d’ailleurs une large gamme émotionnelle, qui va du respect pieux jusqu’à la terreur, se teintant ici ou là d’aversion ou d’horreur et portant en elle l’ambivalence de l’attrayant et du redoutable.


Sociogenèse des tabous

Dans la plupart des tabous, qui ne résultent pas de l’observation d’une consécution récurrente entre un phénomène et une calamité, l’interdiction n’est pas motivée par des justifications explicables, et la sanction redoutée ou attendue en cas de violation de l’interdit ne s’inscrit pas dans un code ou une loi ; c’est un malheur physique, psychique ou moral. Le respect et la crainte d’une puissance surnaturelle ou occulte, la recherche de pureté religieuse par évitement ou expulsion de l’impur, la référence à une révélation divine expliquent sans aucun doute la genèse de beaucoup de prescriptions et superstitions, encore que bien des règles sacrées délimitant le pur de l’impur soient différentes ou différemment interprétables suivant le contexte historique et géographique. Que ces mobiles religieux ne fassent que travestir l’acceptation de la loi du père et de l’autorité parentale ne saurait être incontestablement vérifié.

Même dans le cas de prohibitions apparemment animistes, lorsque l’on cherche la signification initiale du tabou (souvent indécelable, parce que les évolutions masquent l’origine), on s’aperçoit que les violations d’interdits punies par un être spirituel peuvent relever d’une cause tout autre que religieuse ; d’où l’utilité de distinguer entre la source de l’interdit (qui peut être politique, sociale ou économique) et la sanction de sa violation (de nature religieuse ou magique).

Certes, toute chose potentiellement dangereuse directement ou indirectement pour l’individu ou le groupe doit être évitée, mais bien d’autres facteurs que l’expérience d’un péril opèrent dans la création de prohibitions spécifiques ; ainsi en est-il des rêves, des songes à valeur de présage, des visions d’un chef ou d’un magicien influencées par le jeûne, par des potions narcotiques, par des aliments stimulants ou par la danse. Quelques mauvaises fortunes jouent aussi dans l’établissement de bien des tabous, de même que quelques expériences fâcheuses suffisent à leur maintien en vigueur.


Quelques interprétations majeures

Depuis les inventaires ethnographiques et les tentatives de classification et d’explication de J. Frazer, les élaborations théoriques sur ce thème n’ont pas manqué, toutes aussi vulnérables en ce qu’elles ont de trop systématique. L’apparition de la religion permet-elle de distinguer le tabou-superstition de l’interdiction à caractère sacré, comme le prétendait W. Robertson Smith, étudiant la religion des Sémites et traitant le tabou d’aberration stérile de l’imagination primitive ? Faut-il à tout prix, pour comprendre le tabou, distinguer religion et magie, dichotomiser le monde en sacré et en profane ou relier nécessairement ce genre d’interdit, comme le fait Durkheim, aux conceptions d’un mana totémique ? Doit-on admettre avec L. Lévy-Bruhl* que le tabou relève d’une pensée primitive dirigée par la loi de participation et opposée à la logique rationnelle scientifique et techniciste ? Autant d’idées vainement débattues et marquées du sceau d’un évolutionnisme périmé et d’un ethnocentrisme aveugle.

Les plus éclairantes des synthèses sur le tabou, nous les devons à la psychanalyse, à l’anthropologie sociale britannique et au structuralisme. En s’interrogeant sur l’étiologie des névroses et sur les interdits sexuels, c’est aux normes restrictives de la libre jouissance que s’intéresse l’auteur de Totem et tabou, qui souligne d’emblée l’ambiguïté de ce qui est, d’une part, sacré et, d’autre part, dangereux, interdit, impur. Pour Freud*, l’attouchement résultant d’un désir intense chez le très jeune enfant est le début de l’assujettissement du monde extérieur. En conséquence, la prohibition parentale portant sur le toucher (plus généralement le contact) est à l’origine de certaines névroses, l’extérieur se posant comme barrage à une satisfaction souhaitée. La prise de possession du monde se trouve donc à la fois impulsée par le désir et réglée par une norme que Freud réduit assez schématiquement à la loi du père. Plus particulièrement, comme fondement de tout système de tabous existe la prohibition de l’inceste. La liquidation du complexe d’Œdipe correspondrait à cette renonciation à l’inceste. Mais, comme il ne s’agit que d’une renonciation partielle, on comprend que les tabous demeurent encore étrangement fascinants et qu’une ambivalence affective vis-à-vis de l’autorité entraîne à la fois l’obéissance à la loi et le désir de la transgresser. Par le cérémonial, tantôt est consacré le tabou, tantôt est perpétré solennellement l’acte interdit, ce qui, en définitive, accroît le respect de la loi par une décharge légale et rituelle du désir.