Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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tabou (suite)

Frappé par la concomitance de beaucoup d’interdits avec des actes et des règles cérémoniels, Radcliffe-Brown propose, lui, d’expliquer le tabou en termes d’interdiction rituelle : « Une interdiction rituelle est une règle de comportement associée à la croyance selon laquelle une infraction aboutirait à un changement indésirable dans le statut rituel de la personne qui transgresse la règle. » Des précautions s’imposent, diverses selon les sociétés, pour éviter ce changement de statut ou bien pour qu’une personne soit réintégrée dans son statut rituel antérieur : incantation de maladie appelée tabu chez les insulaires de Dobu, purification d’un Kikuyu après le contact du sang menstruel d’une femme. C’est par les notions d’impureté, de péché et de culpabilité qu’est désigné ce changement de statut. Mais il convient de distinguer entre la souillure involontaire, provoquée par exemple par la fiente d’un milan, la malchance, résultant de la prononciation fortuite d’un mot tabou, et le péché, qui est une infraction délibérée aux règles religieuses. Les malheurs que les transgressions d’un tabou peuvent entraîner diffèrent en effet de nature et de degré selon que l’inobservance offense des puissances supra-humaines, touche à une superstition dont on ignore de quelle sanction elle est assortie (être treize à table) ou n’est considérée que comme une inconvenance sociale. Pour comprendre cette gradation, il faut se référer aux valeurs symbolisées par le tabou : « Les Andamanais attribuent une valeur rituelle à la cigale, non point parce qu’elle a en elle-même une importance sociale, mais parce qu’elle représente symboliquement les saisons de l’année, qui, elles, sont importantes. »

Quant à Lévi-Strauss*, il exploite au maximum l’intuition de L. Lévy-Bruhl dans le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931), selon laquelle le tabou est un moyen d’appréhender le réel en y opérant des classifications. Dans le cadre des sociétés « archaïques », tout en reconnaissant que le tabou confère une valeur éthique à l’univers des relations sociales, il le relie surtout aux structures d’une « pensée sauvage » à la fois classificatrice et contraignante. Les systèmes d’opposition lisibles dans les tabous lui semblent faciliter l’établissement d’écarts différentiels au sein du réel et, par conséquent, permettre d’organiser mentalement l’univers par des séries de relations solidaires. En se limitant à ce type d’interprétation, l’auteur n’opère qu’une analyse philosophique des représentations collectives et dégage plus une structure de la pensée mythique qu’une systématique des tabous, qui pourrait être référée à l’intégration des systèmes producteurs autres que ceux du logos. Pour lui, les rapports de l’homme avec le milieu naturel servent d’objets de pensée et rendent compte de l’ordonnance logique de l’univers par des jeux d’inclusion et d’opposition de termes, d’analogie et de différence ou de subordination de valeurs que les tabous impliquent. Les prohibitions alimentaires importent moins par leur objet que par la place qu’une culture leur assigne dans un système de signification. Le matériau concret sert alors une ambition symbolique : la maîtrise intellectuelle des lois de l’univers par le biais de l’attribution d’une valeur éthique (injonctions, prohibitions) à cet univers naturel. Ainsi, pour la pensée sauvage, l’ordre de l’univers naturel ne fait qu’un avec l’ordre social régi par les mêmes lois. En d’autres termes, la loi donne sa cohérence ambivalemment éthique et scientifique à la nature et à la culture, tout en spécifiant les limites et les conditions de la vie humaine. De quelle manière le tabou s’intègre-t-il donc à une culture et pour quelles raisons ?


Fonctionnalité sociale des tabous

En tant que revers de l’obligation, le tabou joue un rôle primordial d’intégration sociale. Ne vise-t-il pas initialement et sans que l’on en ait conscience, à faciliter l’orientation vers la réalisation meilleure des valeurs communes qu’il symbolise et traduit dans un rituel ? Du fait qu’il exclut des possibilités d’action, il se pose comme un bastingage de l’ordre culturel et social propre à une collectivité organisée. Dans les sociétés dites « archaïques », le devoir imparti à tout membre d’un groupe étant de s’assurer si son voisin respecte bien la loi pour éviter qu’une éventuelle infraction n’entraîne une catastrophe pour tous, il s’ensuit que les règles du tabou tendent à établir et à maintenir la solidarité sociale ; elles servent donc d’élément d’autoconservation sociale.

D’un point de vue davantage psychosociologique, le tabou peut être considéré dans sa fonction protectrice du statut des personnes éminentes (chefs, prêtres), de l’ordre des rôles culturels (femmes, enfants, artisans castes), de l’épanouissement d’êtres fragiles (tabous liés à la grossesse, à la naissance, à l’initiation, à la maladie, à l’absorption d’éléments nocifs), de la valeur de certains objets et de la propriété. Préserver les faibles des dangers naturels, des nuisances humaines et de la colère des dieux, protéger le pouvoir garant de la reproduction sociale, tels sont les buts indirectement poursuivis par l’institution des tabous.

La fonction socialisatrice de ceux-ci relève d’une perspective similaire, en ce que leur observation requiert la maîtrise sur les impulsions et devient ainsi l’indispensable élément d’un caractère socialement accepté et valorisé. Cela n’exclut pas leur fonction ségrégative, en ce que chaque groupe, clan, caste ou classe se crée des interdits spécifiques. Dans une culture de la pureté, le respect de certains tabous vaut comme indicateur de statut social. Par exemple, dans une partie de l’Asie influencée par le brahmanisme, la hiérarchie des statuts et des rangs repose sur une échelle d’interdits qui vont du moins fort au plus sacré, à laquelle correspond une échelle de peines expiatoires.