Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Suisse (suite)

Littérature de langue française

C’est à partir de la Réforme que s’affirme dans certains des terroirs qui constituent aujourd’hui la Suisse romande une vie intellectuelle et spirituelle d’un caractère original. Au Moyen Âge, ces contrées participaient à la vie de la catholicité de langue française, mais d’une manière plus réceptive qu’active. Un seul nom important à signaler, au xve s., celui du poète courtois Otton de Grandson. Au xvie s., la Belle au bois romande est éveillée brusquement par les Réformateurs venus de France, assistés de quelques autochtones, dont le Vaudois Pierre Viret (1511-1571), qu’on a appelé « le sourire de la Réforme ». Neuchâtel, Lausanne et surtout Genève reçoivent leur vocation. Pendant des siècles, c’est à eux qu’il incombera de faire entendre la voix du protestantisme francophone, alors que les autres provinces littéraires françaises hors de France resteront fidèles à la foi catholique. Une littérature d’édification, de réflexion religieuse, pédagogique et politique va naître sous l’impulsion d’immigrants qui ont abandonné leur terre natale pour rester fidèles à leur idéal de vérité. Qui s’étonnera de voir dans leurs productions la part du jeu et la délectation esthétique sacrifiées au souci moral ? L’Institution de la religion chrétienne de Calvin* fait date dans l’histoire de la prose philosophique française ; l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze* est un jalon dans l’évolution de la tragédie. On sait la place tenue dans la chrétienté réformée par le recueil de Psaumes de De Bèze. Longtemps, les voix de l’Esprit dominent les voix de la Terre. Les chroniqueurs locaux au parler imagé (François de Bonivard, Pierre de Pierrefleur) n’auront pas de successeurs d’envergure.

S’il se manifeste sous la plume de certains réfugiés français une sorte de poésie de style baroque réformé, il faut attendre l’apparition de J.-J. Rousseau* pour que la Suisse française (qui n’est pas encore unie politiquement) apporte à la France un message poétique d’une originalité irréductible. Inutile de rappeler l’importance, la portée des livres de Rousseau, mais on notera que ces ouvrages, qui appartiennent au patrimoine européen, loin de renier leurs origines locales, sont nourris d’une sève genevoise et abondent en références helvétiques (explicites ou implicites). La Nouvelle Héloïse a pour cadre une gentilhommière vaudoise. Elle a révélé, notamment, la beauté et l’effet tonique des Alpes valaisannes, prolongeant en cela l’œuvre du Bernois Albrecht von Haller et précédant les récits d’excursions alpestres d’un Horace Bénédict de Saussure (1740-1799), d’un Rodolphe Toepffer (1799-1846) et d’un Eugène Rambert (1830-1886). Rousseau pédagogue aura, indépendants ou dépendants de lui, des successeurs helvétiques de notoriété européenne : le P. Grégoire Girard (1765-1850), Mme Necker de Saussure (1766-1841), Édouard Claparède (1873-1940), fondateur de l’Institut des sciences de l’éducation, dirigé après lui par Jean Piaget*. L’auteur des Confessions, le rêveur solitaire, avide d’un contact direct avec le divin manifesté dans la nature, se rattache par certains aspects au piétiste Béat de Murait (v. 1665-1749), auteur des Lettres sur les Anglais et les Français et sur les voyages (1725), et mène à Henri Frédéric Amiel (1821-1881), héros et martyr du Journal intime. Leur descendance au xxe s. est singulièrement riche.

Le théoricien du Contrat social est suivi de nombreux publicistes dont les doctrines (du demi-Suisse Jean-Paul Marat* au théoricien de la Restauration, le Bernois Karl Ludwig von Haller [1768-1854]) recouvrent de l’extrême gauche à l’extrême droite tout l’éventail politique. Mentionnons ici le brain-trust genevois de Mirabeau (Dumont, Clavière, du Roveray, Reybaz) et surtout l’école libérale de Coppet, rassemblée autour de Mme de Staël* et de Benjamin Constant. On a appelé les rencontres de Coppet les états généraux de l’esprit européen. Ici s’élabore toute une psychologie comparée des peuples et des littératures ; on confronte l’Homme du Midi et l’Homme du Nord (titre d’un ouvrage publié en 1824 de Charles Victor de Bonstetten [1745-1832], inspiré par Corinne et par De l’Allemagne) ; Sismondi rédige ses cours sur les littératures du midi de l’Europe et son histoire des républiques italiennes ; Mme Necker de Saussure traduit le Cours de littérature dramatique de W. Schlegel, et Benjamin Constant le Wallenstein de Schiller. Ce genre d’études comparatives, on l’a vu à propos de la Suisse allemande, répond à une vocation helvétique, plus encore peut-être que le génie d’introspection dont fait preuve, avant Amiel, l’auteur d’Adolphe et du Cahier rouge. Avec Rodolphe Toepffer, « père des bandes dessinées » et délicat auteur de la Bibliothèque de mon oncle (1832), l’écrivain romand le plus marquant de la première moitié du xixe s. est le théologien et critique littéraire Alexandre Vinet* (1797-1847).

Jusqu’au seuil du xxe s., la marque protestante est dominante, avec l’esprit d’analyse et d’abstraction. Vers 1900, les choses changent. On constate chez l’écrivain un besoin d’enracinement, d’incarnation, de concret, de couleur. Et le catholicisme s’affirme littérairement, alors que jusqu’ici la contribution de Fribourg, du Valais et du Jura bernois avait été des plus modestes. Le Fribourgeois Gonzague de Reynold (1880-1970) fait à cet égard figure de chef de file. Le Vaudois protestant Charles Ferdinand Ramuz*, le plus grand écrivain romand du xxe s., construit un monde plein et dense à partir de la vision, de la sensation, de l’élémentaire. L’insaisissable poète Charles Albert Cingria (1883-1954) quitte résolument les sentiers battus. Blaise Cendrars* rompt les amarres pour mener sa vie de bourlingueur à l’échelle de la planète. Ainsi, d’une part, philosophie à partir d’un enracinement terrien (voir l’œuvre d’Edmond Gilliard [1875-1969]), de l’autre obéissance à l’appel du large, besoin de « dépaysements » (voir l’Europe romantique de Guy de Pourtalès). Mais toujours participation de l’intérieur au concert des lettres (et des revues) françaises, que l’écrivain habite la Suisse ou Paris. La réflexion protestante, démocratique et fédéraliste se poursuit dans l’œuvre de Robert de Traz (1884-1951) et de Denis de Rougemont, cependant que le roman d’analyse a pour représentants Jacques Chenevière (1886-1976) [les Captives], Georges Borgeaud, Bernard Barbey (1900-1970), l’éditeur Edmond Buchet, Emmanuel Buenzod, Jacques Mercanton. Le mystère émanant des êtres et des choses s’exprime de manière diverse dans les œuvres de Monique Saint-Hélier (1895-1955), de Catherine Colomb (1899-1965). Quel renouvellement, après le xixe s. de Victor Cherbuliez (1829-1899) et d’Édouard Rod (1857-1910) ! Renouvellement simultané de la critique avec l’Âme romantique et le rêve (1937) d’Albert Béguin (1901-1957), De Baudelaire au surréalisme (1933) de Marcel Raymond (né en 1897) et les essais de leurs contemporains et successeurs, parmi lesquels Jean Rousset et Jean Starobinski. La poésie, dont la pauvreté en Suisse romande contrastait à la fin du xixe s. avec la richesse poétique belge, s’est manifestée au xxe s. par la voix de Pierre-Louis Matthey (1893-1970), d’Edmond Henri Crisinel, de Gustave Roud, de Philippe Jaccottet, de Gilbert Trolliet, d’Edmond Jeanneret, de Georges Haldas. Une vision renouvelée du terroir inspire, après la génération de Maurice Zermatten et de Charles François Landry, l’œuvre valaisanne de Maurice Chappaz et vaudoise de Jacques Chessex. Le « nouveau roman » parisien a bénéficié de l’apport de Robert Pinget. Parmi les auteurs d’aujourd’hui, on remarque encore Georges Piroué, Jean-Pierre Monnier, Yves Velan. Edmond Fleg (1874-1963) et Albert Cohen (né en 1895) occupent une place importante dans la renaissance de la littérature juive au xxe s.