Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Stravinski (Igor) (suite)

1917 : la révolution d’Octobre sera pour Stravinski un coup très dur. Non seulement il voit s’écrouler ses rêves d’une Russie régénérée, mais, de plus, il est ruiné. Au fond populaire russe se rattacheront encore l’Histoire du soldat (à réciter, à jouer et à danser, texte de Ramuz, représentée à Lausanne le 27 septembre 1918) et Quatre Chants russes (1918), dont le dernier, Chant dissident, est comme un adieu douloureux à la Russie natale.

Au cours d’une furtive échappée à Rome en 1917 pour y retrouver Diaghilev, Stravinski fait la connaissance de Picasso et de Cocteau. De retour en Suisse, il retrouve dans ses papiers des cahiers de musique rapportés d’Amérique par Ernest Ansermet, premiers exemplaires parvenus en Europe d’un genre populaire nouveau, le jazz, né des chants religieux des Noirs d’outre-Atlantique. Ragtime (1918), pour onze instruments, est le premier reflet de l’intérêt qu’il porta à ces nouveaux rythmes. Et, six mois plus tard, lorsqu’il est remis d’une grave attaque de grippe espagnole, Piano Rag Music (1919) développera les structures caractéristiques du jazz en les combinant entre elles par des changements de plans et des dispositifs polytonaux. Ainsi, la matière première du jazz constitue pour un temps le point de départ de l’activité créatrice du compositeur, se substituant au folklore russe, qui, jusqu’alors, a joué le même rôle ; c’est la première manifestation musicale du détachement progressif de Stravinski vis-à-vis des choses de la Russie.


Paris. Les « années folles »

1919 : durant un bref séjour à Paris, le musicien y retrouve Diaghilev, qui, n’ayant pas participé à la conception de l’Histoire du soldat, refuse de monter cette œuvre. Diaghilev lui propose alors de composer un ballet sur des thèmes de Pergolèse, dont il a retrouvé des manuscrits dans les bibliothèques italiennes et londoniennes. Ce sera Pulcinella, que Stravinski écrira à Morges et qui consacrera à Paris, en 1920, une nouvelle manière du compositeur, dont Cocteau, dans le Coq et l’Arlequin, chantera les louanges en un style percutant et persifleur.

Deux nouvelles œuvres, cependant, démentent pour un temps, par le « primitivisme » de leur matière sonore, cette volte-face de l’auteur fauve du Sacre : le Concertino (1920), pour quatuor à cordes, et les Symphonies (1920), pour instruments à vent, dédiées à la mémoire de Claude Debussy. En 1922, l’opéra bouffe Mavra, en s’inspirant de Tchaïkovski, semble un dernier vestige de « russisme ». En fait, il s’agit, sous la forme des opéras bouffes classiques, d’une Russie d’avant 1917 et d’une prise de position de l’auteur contre l’esthétique des « Cinq* » en général et de Rimski-Korsakov en particulier. Mavra rejoint également la première série des Pièces faciles (1915), pour piano, écrites en manière de divertissement dans un esprit caricatural.

La représentation chorégraphique des Noces le 13 juin 1923 peut donner à ceux qui admirent en Stravinski le créateur du Sacre, de Petrouchka l’illusion que le compositeur fait retour à cette première manière, en développant si audacieusement les ressources du folklore slave. C’est simplement oublier que les Noces remontent à 1917 et que Stravinski, complètement détaché maintenant de ses premières œuvres, n’a, en orchestrant les Noces pour quatre pianos, chœur et percussion, que cédé aux objurgations de Diaghilev. En 1923, cette première des Noces crée une erreur de perspective chronologique.

Désormais, le compositeur adoptera le procédé du « modèle musical » en pastichant tour à tour — avec du reste beaucoup de talent — Bach, Händel après Pergolèse, Beethoven, Weber, Rossini, Verdi. L’Octuor (1923), la Sonate (1924) et le Concerto pour piano et orchestre d’harmonie (1924) utiliseront le continuum rythmique des Concertos brandebourgeois, déjà mis en œuvre dans les Noces, mais, cette fois-ci, d’une façon toute différente, instaurant un style néo-classique. Ce sera le « retour à Bach ». La Sérénade en « la » (1925), avec ses formules arpégées et ses formes mélodiques bourrées d’ornements, rappellerait assez le style italien cher aux « coloratura ». Peu à peu, la tonalité et ses fonctions harmoniques se réinstallent, chassant les audaces polytonales. Œdipus Rex (1927), opéra-oratorio, se réfère à Händel par la symétrie de ses structures architectoniques. Ce procédé du « modèle musical », quoique très largement interprété, s’apparente à celui de la parodie, jadis si fréquemment employé. Il régira l’activité créatrice de Stravinski jusqu’au pastiche d’opéra classique The Rake’s Progress (1951).

Quelques exceptions, cependant : la Symphonie de psaumes (1930), Perséphone (1934) et la Messe (1948), d’un hiératisme très médiéval, où transparaît un retour aux formes modales, abandonnées après la stèle funéraire en hommage à Debussy en 1920. La forme du concerto apparaîtra à plusieurs reprises ; c’est que le compositeur, pressé par des raisons pécuniaires, s’est fait pianiste virtuose el chef d’orchestre.


Hollywood

Le Septuor (1953) et In memoriam Dylan Thomas (1954) laissent pressentir une nouvelle conversion de Stravinski : son recours à la technique sérielle. Conversion retentissante si l’on songe à la répulsion qu’avait jusqu’alors manifestée le maître russe pour l’art de son rival exécré : Arnold Schönberg. Et pourtant, depuis les sombres années du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, l’un et l’autre vivent en exilés dans les environs d’Hollywood. Malgré la proximité de leurs demeures respectives, jamais ils n’ont tenté de se rencontrer. Un an après la mort de Schönberg (1951), Stravinski s’essaye à une technique lui permettant d’échapper aux impératifs structurels de la gamme (dans le Septuor). Mais le principe de la série dodécaphonique ne sera définitivement mis en œuvre que dans les partitions qui vont suivre, de 1956 (Canticum sacrum) à 1966 (Requiem Canticles, dernière œuvre importante du maître avant sa mort, le 6 avril 1971, à New York).