Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Stravinski (Igor) (suite)

Les Ballets russes

Beaucoup plus significatif est déjà le Scherzo fantastique de 1908, inspiré de la Vie des abeilles de Maeterlinck. Ce n’est pas encore Stravinski, mais, pourtant, cette œuvre, jouée au cours de l’hiver 1908-09 aux Concerts Ziloti, fait impression sur Diaghilev, le futur animateur des Ballets* russes. Feu d’artifice, qui lui succède la même année, est une œuvre décisive qui, malgré sa brièveté, réalise une impression de dynamisme intense. Le flair infaillible de Diaghilev ne s’y trompe pas lorsqu’il confie au jeune compositeur de vingt-huit ans le soin d’écrire une œuvre pour sa seconde saison parisienne des Ballets russes. Ce sera l’Oiseau de feu, dont l’auteur est accueilli comme un maître en ce Paris de 1910 — qui n’est déjà plus celui de la « Belle Époque » — par tous les grands noms de la jeune musique française : un Paul Dukas*, un Florent Schmitt*, un Claude Debussy*, un Maurice Ravel*. En une savante alternance de mystère et de rutilance, de charme et de frénésie barbare, la partition, brillamment orchestrée, se déroule autour d’un conte oriental riche de symboles. De ce jour du 25 juin 1910 date la célébrité d’Igor Stravinski.

L’année suivante, toujours aux Ballets russes, c’est Petrouchka. Cette nouvelle partition est une exploitation très poussée du folklore russe ainsi que de la musique populaire parisienne et viennoise. On y entend, moulues par un orgue de Barbarie édenté (traduit par une orchestration appropriée), une valse de Joseph Lanner et la chanson Ell’ avait un’ jamb’ de bois, deux airs fort à la mode à l’époque. Le premier tableau, « Fête populaire de la semaine grasse », donne le ton à tout l’ouvrage, en présentant d’abord le tohu-bohu d’une foule en liesse autour des baraques d’une foire. Cette foule russe, avec ses costumes pittoresques, ses danses caractéristiques, constitue l’environnement de l’action, mais elle en est aussi l’un de ses personnages, les autres jouant, au deuxième tableau, des rôles de marionnettes animées par un Charlatan : Petrouchka (l’Arlequin russe), le Maure et la Ballerine, qui, à la commande de leur maître, se mettent à exécuter une danse russe effrénée, au grand ébahissement des badauds. Au troisième tableau, Petrouchka, rudoyé par le Charlatan, maudit celui-ci, puis, amoureux de la Ballerine, se prend de querelle avec le Maure, qui le poursuit hors du théâtre et, finalement, lui fend la tête avec son sabre. La foule s’attroupe, et la police va chercher le Charlatan, qui montre qu’il ne s’agit que d’un pauvre pantin désarticulé. La foule s’écoule lentement pendant que l’ombre de Petrouchka apparaît au-dessus du petit théâtre, faisant un pied de nez au Charlatan. Œuvre haute en couleur, neuve d’écriture comme de forme, Petrouchka fut salué unanimement comme un chef-d’œuvre, de caractère spécifiquement russe.

Et voici, en 1913, le Sacre du printemps. Tout comme Petrouchka, qui a son origine dans l’image d’une poupée grotesque entrevue au cours de la composition de ce qui devait être, tout d’abord, un conzertstück pour piano, le Sacre est né d’une vision : celle d’un rite païen où de vieux sages, assis en cercle, observent la danse à la mort d’une jeune fille, l’« Élue », qui est sacrifiée à la renaissance du printemps, conformément à une antique croyance selon laquelle la vie naît de la mort, ce qui n’est rien d’autre, après tout, que le symbole du cycle biologique. Le génie de Stravinski sera de voir en cette donnée primitive — et de traduire en musique — tout à la fois le mystère quasi sacré qui entourait les cérémonies magiques et l’idée de puissance géologique qu’évoque en Russie l’éclosion du printemps avec la libération du sol et des eaux arrachés à leur carcan glacé.

Pour réaliser ce dessein, le compositeur fait appel à deux éléments : un rythme implacable, profondément renouvelé dans ses structures ; une polyphonie faite, comme dans Petrouchka, d’une succession d’élans et de repos, mais qui, dans le Sacre, prend un aspect exaspéré, par suite d’un emploi particulier de la polytonalité. Sans entrer dans des détails techniques, nous dirons que, si l’on considère l’état tonal comme un équilibre, on concevra que l’introduction, dans cette polyphonie, de tonalités étrangères, rompra cet équilibre.

La nouveauté du langage musical, né de cette conception, surprend grandement l’auditoire lors de la création, le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Élysées (dont c’est la saison inaugurale). La contestation du public est si violente qu’elle dégénère en un pugilat qui, au bout de quelques instants, rend impossible l’audition de l’œuvre. Bien que la critique condamne unanimement cette attitude des spectateurs, elle ne s’en divise pas moins en deux clans opposés, les « pour » et les « contre » exprimant avec véhémence leurs opinions non seulement dans leurs feuilles respectives, mais également dans les cercles privés.

Aux côtés de ces grands chefs-d’œuvre sont nées d’autres compositions prestigieuses, qui ne sauraient être passées sous silence : le Rossignol (légende lyrique, 1909-1914), Deux poèmes de Verlaine (1910), Deux poèmes de K. Balmont (1911), Zvezdoliki, le roi des étoiles (chœur et orchestre, 1911), Poésie de la lyrique japonaise (chant et orchestre de chambre, 1912), ces trois dernières œuvres manifestant une recherche vers l’atonalisme.


Le refuge vaudois

1914 : l’horizon international s’obscurcit. En voyage à Kiev, Stravinski se hâte sur le chemin du retour. Le conflit se déchaîne alors que, depuis à peine un demi-mois, le musicien est installé à Clarens, où il a déjà fait plusieurs séjours. Quatre années durant, il demeurera comme cloîtré en ce coin de la Suisse vaudoise, errant de Clarens à Salvan, de Morges aux Diablerets et à Château-d’Œx, pour revenir à Morges. De son séjour à Kiev, il avait rapporté tout un lot de poésies populaires qui sera pour lui, pour un temps encore, comme un parfum de sa lointaine patrie. Ainsi naîtront les Pribaoutki, chansons plaisantes (1914) pour chant et huit instruments, les Berceuses du chat (1915) et surtout les Noces, cantate pour chœur (1914-1917), dont l’orchestration définitive ne sera établie que beaucoup plus tard. Renard, histoire burlesque, chantée et jouée (1915-16, représentée à Paris en 1922), et diverses autres œuvres de moindre étendue sont de la même époque.