Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Strauss (Richard) (suite)

Till l’Espiègle (Till Eulenspiegels lustige Streiche, 1895) se situe en opposition avec les deux œuvres précédentes, prenant pour argument les farces et turpitudes souvent cruelles d’une sorte de vaurien, héros d’une légende très populaire outre-Rhin : Till l’Espiègle, qui, à force de duperies, d’insultes et de blasphèmes, ameutera contre lui la populace et finira sur la potence. Strauss, en pleine possession de ses moyens, déploie ici un travail thématique extrêmement serré, unissant par la variation, dans une forme issue du rondo, des éléments très diversifiés. L’orchestre est manié de main de maître, et la réussite est totale.

Vient ensuite, en 1896, Ainsi parlait Zarathoustra, qui ne prétend pas commenter musicalement une thèse philosophique, mais simplement traduire les impressions du musicien à la lecture de l’œuvre de Nietzsche. Il s’agit d’une série de variations illustrant le développement de la race humaine depuis ses origines jusqu’à la venue d’un éventuel surhomme. Mais, celui-ci n’ayant pu résoudre l’énigme de l’univers, la partition aboutit à une conclusion qui n’en est pas une, l’âme du héros flottant en un si majeur lumineux au-dessus de l’ut majeur des mondes, réalisant ainsi en une forme « ouverte » un curieux emploi allusif de la polytonalité.

C’est encore la forme « thème et variations » que développe Don Quichotte (1897), où Strauss s’abandonne à l’imitation sonore : trilles évoquant le tournoiement des ailes des moulins, le piétinement du troupeau de moutons, etc. Cette musique descriptive devient le prétexte au déploiement d’une grande virtuosité instrumentale, tant pour l’orchestre que pour le violoncelle solo.

L’année 1898 voit naître Une vie de héros (Ein Heldenleben), dont le thème initial, de la même veine enthousiaste que celui de Don Juan, soutient son élan durant seize mesures. Plutôt qu’à Schumann, c’est à Liszt que l’on pense en écoutant cette œuvre, qui fit beaucoup de bruit à l’époque. Il est vrai que l’éclat exceptionnel de son orchestration est bien fait pour frapper les esprits.

Nous glisserons rapidement sur la Sinfonia domestica (1903), d’un classicisme assez conventionnel, et Guntram, opéra laborieusement mûri et qui, pourtant, n’aboutit qu’à un échec lors de sa présentation à Weimar en 1894.

Salomé (1905), drame en un acte, est le premier chef-d’œuvre lyrique de notre auteur, écrit d’après la tragédie d’Oscar Wilde, traduite en allemand par H. Lachmann. Ce chef-d’œuvre fut fort contesté à l’époque, surtout en ce qui concerne le sujet, jugé scandaleux, immoral, au point que l’exécution de Salomé fut interdite en plusieurs villes, dont New York. La musique, franchissant les frontières du romantisme pour atteindre à un expressionnisme exacerbé, contribue à intensifier (plutôt qu’à amenuiser) l’érotisme déchaîné de la fille d’Hérodiade.

On pourra cependant reprocher à cette partition une certaine vulgarité dans les éléments thématiques, peu caractéristiques par eux-mêmes, d’un sensualisme banal et qui ne prennent tout leur relief que par leurs combinaisons polyphoniques. L’évolution du langage est déjà sensible dans cette œuvre, où les modulations se font plus hardies, souvent abruptes même, tout en conservant de solides attaches avec la tonalité, malgré l’introduction ici et là de dispositifs polytonaux.

Elektra (1909), tragédie lyrique en un acte de Hugo von Hofmannsthal, d’après Sophocle, comporte les épisodes principaux suivants : portraits psychologiques des deux sœurs, Électre, puis Chrysothémis ; dialogue menaçant Électre-Clytemnestre ; annonce mensongère de la mort d’Oreste ; Électre proposant à sa sœur d’exécuter à elles deux Égisthe et Clytemnestre, meurtriers de leur père, Agamemnon : Chrysothémis, au comble de la terreur, refuse, laissant Électre tout à sa soif vengeresse ; apparition et reconnaissance d’Oreste ; entrée d’Égisthe : combat des partisans et des adversaires d’Oreste à l’intérieur du palais ; triomphe d’Oreste ; Électre exultant en une danse frénétique, au terme de laquelle elle s’écroule, terrassée. Sur le plan du langage, cette partition innove en ce sens que la polytonalité, employée jusqu’alors à des fins descriptives, va prendre un aspect organique : un accord complexe qui est utilisé comme pivot dramatique de la polyphonie et qui apparaît dès la cinquième mesure. On retrouvera cet accord, véritable leitmotiv, tout au long de la partition. Vue sous l’angle dramatique, la musique d’Elektra, par la violence de ses débordements, parvient à une très grande intensité et doit en grande partie son relief à une orchestration très travaillée, nécessitant d’ailleurs un gros effectif (105 exécutants).

Parvenu à cet acmé de véhémence tragique, il semble s’en être désormais détourné, comme lassé des audaces harmoniques, qui, dans son esprit, en étaient le corollaire inéluctable. Dorénavant, plus de héros désabusés, vaincus, mais des figures familières, comiques, voire caricaturales.

Le Chevalier à la rose (Der Rosenkavalier, 1911) marquera déjà cette nouvelle ligne stylistique, tout en manifestant une truculence très caractéristique des mœurs de la société viennoise à l’époque de l’impératrice Marie-Thérèse. Le titre de l’ouvrage évoque une ancienne coutume aristocratique selon laquelle une rosé d’argent devait être offerte en hommage aux couples de fiancés. Signalons l’influence qu’eut Johann Strauss sur Richard, la valse viennoise devenant, dans cette partition, l’un des éléments fondamentaux d’expression et de peinture des caractères. L’ouvrage est particulièrement remarquable par l’habileté avec laquelle le compositeur a réalisé le mélange des styles.

La voie du « baroque musical » ayant été ouverte par le Chevalier, Strauss, de connivence avec son librettiste Hugo von Hofmannsthal, va donner à ce style composite un autre visage : ce sera Ariane à Naxos (1912), opéra comptant un prologue et un acte. Le musicien — qui a toujours professé une secrète inclination pour l’art classique français des xviie et xviiie s. — imagine de mêler le grotesque au sublime en faisant intervenir dans l’aventure d’Ariane, abandonnée sur son rocher et enlevée par Bacchus, une troupe de bouffons italiens. Il tirera un excellent parti scénique des contrastes nés de cette formule mi-tragique, mi-comique, les airs nobles attribués aux personnages mythiques s’opposant aux vifs récitatifs et aux brillantes roulades des acteurs de la commedia dell’arte.