Théoricien socialiste français (Cherbourg 1847 - Boulogne-sur-Seine 1922).
Tard venu à l’action politique et sociale
Georges Sorel fait ses études secondaires au collège de Cherbourg, puis il vient préparer Polytechnique à Paris au collège Rollin : en 1865, au bout d’un an de préparation, il est admis seizième à dix-huit ans, ce qui semble préluder à un beau destin de scientifique. Sorti dixième de l’École, il devient ingénieur des ponts et chaussées. En apparence, pendant vingt ans, ses obligations professionnelles l’absorberont tout entier, en Corse, en Algérie, à Perpignan. Mais ce n’est qu’une apparence ; car, pendant ces vingt années, il a assurément beaucoup observé et beaucoup lu : de Le Play à Renan, de Proudhon à Tocqueville.
En 1875, Sorel s’éprend de Marie David, une Jurassienne qu’il a connue alors qu’elle était servante d’hôtel ; c’est à travers elle qu’il a connu le peuple ; et, de son propre aveu, c’est elle qui l’a révélé à lui-même. Jamais cependant il ne l’épousera ; mais pendant vingt-deux ans (elle meurt en 1897), il subit son influence.
En 1892, alors qu’il vient d’être nommé ingénieur en chef de première classe, la mort de sa mère lui donne une confortable aisance : il démissionne pour se consacrer à ses recherches et, en 1897, se retire à Boulogne-sur-Seine.
L’itinéraire sorélien
Il n’est pas aisé de le reconstituer. Car il ne nous est guère connu que par ce que Sorel a écrit. En 1893, un article sur « Science et socialisme », publié dans la Revue philosophique, le montre influencé par le marxisme, qu’il vient de découvrir : l’homme ne peut bien connaître que ce qu’il a fabriqué ; la métaphysique d’Aristote est conçue en termes d’architecture ; celle de Marx est mécanicienne. En fabriquant des machines de plus en plus complexes, l’homme élargira sa connaissance.
Mais Georges Sorel n’est pas un scientiste ; il est bien plus un moraliste qui demeure imprégné par son éducation chrétienne et obsédé par l’idée que l’homme contemporain dilapide inconsidérément l’héritage moral accumulé par des siècles, alors qu’il est nécessaire de l’élargir. Pour ce faire, Sorel compte sur la famille et sur la femme, « la grande éducatrice du genre humain », dont on a bien tort de demander la libération sexuelle. « Le monde ne deviendra plus juste que dans la mesure où il deviendra plus chaste » (conférence sur « l’Éthique du socialisme », de février 1899, publiée en mai 1899 dans la Revue de métaphysique et de morale).
Le rôle moral de l’Église, en revanche, lui paraît ruiné par la pesée des intérêts matériels et la pénétration des préoccupations mondaines. Mais il a foi dans le socialisme que Jaurès* anime de l’élan dreyfusard. Georges Sorel est au premier rang de ceux qui, en janvier 1898, réclament la révision du procès de Dreyfus*. « La conduite admirable de Jaurès, écrit-il, est la meilleure preuve qu’il y a une éthique du socialisme. »
Sorel ne s’en tient pas longtemps à cette attitude : l’exploitation politique et parlementaire de l’Affaire Dreyfus lui paraît inadmissible. Il s’en prend bientôt aux parlementaires socialistes, qu’il juge cyniques ; à Jaurès, à qui il reproche « ses qualités de duplicité paysanne », qui l’ont « fait souvent comparer à un merveilleux marchand de bestiaux » (Réflexions sur la violence, 1908) ; à Émile Vandervelde, « personnage encombrant s’il en fut jamais qui ne peut se consoler d’être né dans un pays trop petit pour son génie » (ibidem) ; à la démocratie, qui condamne le socialisme à l’opportunisme électoral et parlementaire ; à l’immobilisme de Kaustsky et au révisionnisme de Bernstein, qui permet toutes les facilités ; aux intellectuels socialistes, qui constituent « un clergé politique, aussi nuisible au socialisme que le cléricalisme l’est à la religion ».
Le salut, il l’attend maintenant d’un syndicalisme révolutionnaire qui, à ses yeux, est une expression plus véridique des masses populaires que ne l’est le socialisme. « Tout l’avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers » (1908).
Théoricien du syndicalisme révolutionnaire
Le syndicalisme* révolutionnaire existait avant les écrits de Georges Sorel. Fernand Pelloutier, Victor Griffuelhes, Émile Pouget, Paul Delesalle, Alfred Merrheim lui avaient donné une expression. Les militants ouvriers n’ont pas été les disciples de Sorel. C’est au contraire Sorel qui, étudiant leur action, réfléchissant sur elle, est venu après coup en présenter une interprétation qui, sans nul doute, dépassait les vues de la plupart d’entre eux.
Pour Sorel, ce qui donne au syndicalisme révolutionnaire sa valeur propre, c’est son absence d’intellectualisme, son sens instinctif de l’action, son pragmatisme foncier. De ce point de vue, la philosophie sorélienne du syndicalisme est sœur de la philosophie bergsonienne de la vie.
L’année même où la C. G. T. lance le mot d’ordre des « trois huit » pour le 1er mai 1906 et popularise l’idée de la grève générale, Sorel entreprend de donner à la revue le Mouvement socialiste une série d’articles qui seront réunis en 1908 dans un volume sous le titre Réflexions sur la violence. Selon Sorel, l’Empire romain, dont toutes les valeurs dépérissaient et s’étiolaient, n’a été régénéré que par l’irruption des Barbares ; de même, la civilisation bourgeoise, en pleine décadence, ne sera régénérée que par l’irruption des Barbares modernes que sont les prolétaires d’aujourd’hui. Mais à la condition qu’ils gardent en eux le sens de la violence, c’est-à-dire le sens de l’opposition irréductible. Le compromis, voilà l’ennemi.