Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sorcellerie (suite)

L’ouverture ethnologique : l’universalité des types marginaux et l’identité des comportements

Reste à savoir si ce diagnostic peut être étendu, si la signification et le rôle qui viennent d’être assignés à la sorcellerie demeurent les mêmes hors du cadre de la civilisation occidentale.

Il semble que le caractère de marginalité précédemment repéré qui s’attache à cet ensemble de pratiques et à ceux qui s’y livrent soit largement confirmé par les études de E. E. Evans-Pritchard sur les Zandés, de C. Kluckhohn sur les Navahos, d’Éliane Métais sur les Canaques. Ce caractère apparaît d’autant mieux que ces ethnologues — à la suite de M. Mauss, qui mit en relation sorcellerie, magie primitive, religion et mythologie isolées — se sont proposé de comprendre le sorcier et sa magie en les situant dans leur contexte social global.

L’approche structurale de la sorcellerie en tant que système incluant autant de croyances que d’actions — dont E. E. Evans-Pritchard, le premier, a souligné le polymorphisme — a eu pour résultat d’établir qu’elle constitue une antistructure possédant une structure propre que ne définit pas nécessairement le terme d’inversion, ainsi que le voudraient J. Middleton et E. H. Winter.

Il ressort également de ces analyses que le rôle social du sorcier est éminemment ambigu. Là-dessus, C. Lévi-Strauss et Mary Douglas ont bien insisté. Sans doute faudrait-il distinguer witchcraft et sorcery, sorcellerie volontaire et involontaire, contrôlée ou non, et rattacher magie blanche et magie noire à tel type de structure, à tel type de pouvoir. Mais dans le cas de la sorcellerie que la magie blanche a pour objectif de rendre inefficace, l’ambiguïté renvoie à la marginalité dont elle est étroitement solidaire. « Être à la marge, lit-on dans Purity and Danger, signifie être en liaison avec le danger, toucher à la source d’un pouvoir quelconque. » Or, tout ce qui est à la frange — soit à la frontière extérieure du système, soit à la limite des lignes intérieures qu’il est périlleux de franchir comme il est périlleux, en Inde, de sortir de sa caste —, tout ce qui est aux confins est dangereux. Et le sorcier précisément se tient dans une zone à moitié « défrichée », dans un espace social à demi formalisé, dans un clair-obscur inquiétant où, fantôme du monde des vivants, il oppose son pouvoir psychique au symbolisme extérieur.

Ainsi la sorcellerie se trouve-t-elle identifiée à « la manifestation d’un pouvoir psychique antisocial émanant de personnes qui se situent dans des régions relativement peu structurées de la société ».

Bergers, bourreaux, forgerons, fossoyeurs, ces sorciers détiennent des secrets qui font frémir. Ils connaissent les chemins qui conduisent aux horizons obscurs qui s’enlisent le soir, là-bas. Beaucoup de ces individus qui occupent des positions interstitielles ont un rôle encore moins explicite. Et dans la mesure où leur statut est aussi incertain que celui des revenants, dans la mesure aussi où ils demeurent difficilement contrôlables, ils sont censés exercer des pouvoirs plus ou moins maléfiques.

Lévi-Strauss a bien vu comment la société procède pour intégrer ces marginaux et neutraliser leur pouvoir. Les accuser de sorcellerie constitue une parade idéale pour les contrôler et fixer une réalité fluide qu’ils devront incarner. Là encore, Lévi-Strauss a justement apprécié le bénéfice psychologique que l’ensemble de la collectivité angoissée attend de la confession d’un sorcier, le soulagement, la libération, l’abaissement de tension que représente pour le groupe, qui cherche à préserver sa cohérence, la formulation d’une telle accusation. Il a également discerné ce que signifie l’aveu du crime de sorcellerie pour celui qui en est suspecté : la reconnaissance d’un certain savoir et d’un certain pouvoir. Ainsi suspecté et dans l’impossibilité de prouver son innocence, c’est-à-dire de briser le consensus social constitué autour de lui, le jeune Indien Zuñi, dont nous parle M. C. Stevenson, ne tarda pas à prendre conscience de tous les avantages que pourraient lui rapporter sa nouvelle situation et le rôle qu’on voulait lui faire jouer. Combien, reconnaissant brusquement tout ce qu’on leur reprochait, ont payé de leur vie, sur les bûchers de l’Inquisition, le bonheur de se voir assigner une place dans la structure ? On sait, en revanche, ce que devint le jeune Indien Zuñi : un « abréacteur professionnel » se donnant en spectacle.

Mais ces intentions, plus ou moins clairement manifestées par le groupe et celui qu’il dénonce, ne doivent pas masquer les préoccupations d’ordre sociopolitique qui ne manquent pas d’affleurer dans de pareilles accusations. Les juges qui firent brûler Jeanne comme sorcière entendirent aussi attribuer un statut définitif à cette jeune fille, paysanne à la cour, pucelle en armure, qui ne tenait pas « en place ». Somme toute, l’accusation de sorcellerie renforce la structure de la même façon que l’exécution d’un client sans terre chez les Mandaras affermit l’autorité du clan des propriétaires.

Du même coup s’éclaire le sens de la réaction qui frappa si durement les sorciers dans la France de la première moitié du xviie s. Pour cette société sourdement travaillée, en haut, par les nobles de robe qui avaient repris à leur compte le tout ou rien pascalien, violemment agitée, en bas, par les révoltes du IVe état, la chasse aux sorcières fut, avec le grand renfermement des gens sans aveu, autant qu’une mesure d’assainissement social, un moyen de consolider une structure d’ordres qui menaçait de toutes parts d’éclater. Dispositions amplement justifiées si l’on songe que ces bergers-sorciers firent encore parler d’eux en Brie, en 1687-1691, et en Basse-Normandie, 1691-92.

En définitive, quels que soient les pays, quelles que soient les époques que l’on étudie, la sorcellerie joue, d’un point de vue fonctionnel, un double rôle. Son pouvoir désintégrateur est inséparable de sa capacité d’équilibration. Projection hors de l’inconscient d’une société perturbée d’un conflit dont elle permet la résolution en prenant la forme d’un système de rééquilibration, elle est remède à « un mal ajustement », remède aux inégalités qui l’on fait naître et que corrigent symboliquement chamans et sorciers.

B. V.

➙ Ésotérisme / Initiation / Magie / Mystère.