Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Soljenitsyne (Aleksandr Issaïevitch) (suite)

Le courant conservateur triomphe après l’éviction de Khrouchtchev (oct. 1964), qui prive Soljenitsyne de tout appui politique. La revue Novyï Mir, qui continue à soutenir l’écrivain et publie encore en janvier 1966 le récit Zakhar-Kalita (Zacharie l’escarcelle), n’obtient pas le visa de la censure pour le roman le Pavillon des cancéreux. Une campagne orale de dénigrement et de calomnies est déclenchée contre Soljenitsyne par les services de propagande du parti, tandis que la Sûreté (KGB) s’empare de certains de ses manuscrits et tente d’utiliser le Festin des vainqueurs (qu’il a désavoué) pour le discréditer auprès des milieux littéraires. Écarté de la tribune du IVe Congrès de l’Union des écrivains soviétiques (mai 1967), Soljenitsyne tente d’y faire entendre sa voix par une lettre adressée à tous les délégués et qui n’est publiée que par la presse occidentale ; évoquant les vexations et les persécutions dont il est l’objet et rappelant le martyre des écrivains russes victimes de la terreur stalinienne, il invite l’Union des écrivains à réclamer l’abolition de la censure et à défendre ses membres face à l’arbitraire du pouvoir. Le conflit ainsi engagé entre Soljenitsyne et l’Union des écrivains soviétiques aboutit en novembre 1969 à l’exclusion de l’écrivain. Cependant, les deux grands romans de Soljenitsyne, interdits en U. R. S. S., sont accueillis en Occident comme la révélation d’un maître du roman épique et philosophique dans la tradition russe. Le 8 octobre 1970, l’Académie royale de Suède décerne à Soljenitsyne le prix Nobel de littérature « pour la force éthique avec laquelle il a perpétué les traditions indispensables de la littérature russe ».


La réflexion historique et politique

Rompant avec l’inspiration autobiographique des œuvres qui l’ont rendu célèbre, Soljenitsyne revient au « grand projet de sa vie », né en même temps que sa vocation d’écrivain : un « roman historique sur l’époque de la révolution ». Cependant, ses recherches et ses réflexions sur le passé sont à présent dominées par le souci de remonter aux origines du fléau concentrationnaire et de rétablir une continuité nationale brisée par la violence révolutionnaire. Première étape de ce vaste projet, le roman Avgoust Tchetyrnadtsatogo (Août quatorze, Paris, 1971) est le récit de plusieurs jours du premier mois de la Grande Guerre, vécus sur le front de Prusse-Orientale et en plusieurs points de l’arrière par une dizaine de personnages représentant différentes classes, générations et familles d’esprits de la Russie prérévolutionnaire. Centré sur les scènes de batailles qui retracent le désastre de Mazurie, révélateur des tares de l’ancien régime et signe avant-coureur de la révolution, ce « premier nœud » est dominé par la figure massive du général Sansonov, incarnation d’une Vieille Russie dont l’élévation spirituelle a pour contrepartie une totale impuissance à conjurer la catastrophe pressentie. Certains artifices de montage, tels les « chapitres-écrans », dont la disposition graphique doit suggérer les effets audio-visuels du cinéma, trahissent des influences occidentales modernes (notamment celle de Dos Passos). Mais l’ampleur du champ de l’action, la multiplicité des héros, la présentation, sur un même plan, de personnages historiques (tels Sansonov et la plupart des généraux russes et allemands) et des personnages imaginaires rappellent surtout Tolstoï, à qui Soljenitsyne se réfère explicitement, mais pour prendre le contre-pied de sa vision fataliste de l’histoire et souligner en la personne du héros central, le colonel Vorotyntsev (qui, avec les ingénieurs Arkhangorodski et Obodovski, représente l’élément dynamique de la société russe de 1914), le rôle déterminant de la volonté individuelle.

Parallèlement à ses recherches historiques, Soljenitsyne réunit un immense dossier sur la répression politique et la formation en U. R. S. S., depuis la révolution, d’un véritable continent concentrationnaire, qu’il appelle l’« Archipel Goulag » (abréviation désignant la « Direction principale des camps »). Sous ce titre, il rédige un acte d’accusation monumental, dont chacune des sept parties est centrée sur l’une des étapes du calvaire des prisonniers politiques. La publication, en décembre 1973 à Paris, des deux premières parties de cet ouvrage Arkhipelag Goulag (l’Archipel du Goulag) provoque en U. R. S. S. une violente campagne de presse, suivie, le 12 février 1974, par l’arrestation de l’écrivain qui est déchu de la nationalité soviétique et expulsé d’U. R. S. S.

Persuadé, comme il l’a écrit en 1970 dans le discours rédigé à l’occasion de la réception du prix Nobel, que c’est en faisant œuvre d’artiste que l’écrivain remplit sa mission envers la société et lutte le plus efficacement contre le mal et le mensonge (le Chêne et le Veau, 1974), Soljenitsyne est cependant amené, par ses réflexions sur le régime soviétique et la civilisation occidentale, à élaborer un véritable programme politique, qu’il expose en septembre 1973 dans une Lettre aux dirigeants de l’U. R. S. S. (Pismo vojdiam Sovetskogo Soïouza), rendue publique en mars 1974 : il invite ceux-ci à substituer un idéal national à l’idéologie marxiste, à laisser se développer auprès de celle-ci d’autres courants philosophiques et religieux, et à renoncer à une croissance économique sans issue au profit d’une mise en valeur des terres sibériennes, axée sur le progrès moral de la société.

M. A.

 G. Lukács, Solschenizyn (Neuwied, 1970 ; trad. fr. Soljenitsyne, Gallimard, 1970). / Soljenitsyne (l’Herne, 1971). / A. Bosquet, Pas d’accord Soljenitsyne (Filipacchi, 1973). / D. Burg et G. Feifer, Solzhenitsyn (Londres, 1973 ; trad. fr. Soljenitsyne, sa vie, Laffont, 1973). / P. Daix, Ce que je sais de Soljenitsyne (Éd. du Seuil, 1973). / O. Clément, l’Esprit de Soljenitsyne (Stock, 1974). / J. Medvedev, Dix Ans de la vie de Soljenitsyne (trad. du russe, Grasset, 1974). / Album Soljenitsyne (Éd. du Seuil, 1974). / D. Panine, Soljenitsyne et la réalité (la Table ronde, 1976).