Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Soljenitsyne (Aleksandr Issaïevitch) (suite)

Mobilisé en octobre 1941, il est d’abord affecté à l’entretien des chevaux dans un régiment du train, puis, sur sa demande, il est dirigé vers une école d’artillerie, d’où, en novembre 1942, on l’envoie sur le front comme commandant d’une batterie de reconnaissance. En février 1945, le capitaine Soljenitsyne, décoré à deux reprises, est arrêté sur le front de Prusse-Orientale à la suite de l’interception de lettres privées contenant des jugements défavorables sur Staline. Le 7 juillet, un comité spécial de la Sûreté d’État le condamne à huit ans de détention dans un camp de redressement par le travail sous l’inculpation de complot antisoviétique. Il est successivement détenu dans un camp « mixte » (qui lui servira de modèle dans sa pièce la Fille d’amour et l’innocent), puis, comme physicien nucléaire, dans un institut de recherches dépendant de la Sûreté d’État (qu’il peindra sous le nom de « charachka » de Mavrino dans le Premier Cercle), enfin, comme terrassier, maçon et fondeur, dans divers « camps spéciaux » pour détenus politiques, notamment celui d’Ekibastouz (Kazakhstan), qu’il décrira dans Une journée d’Ivan Denissovitch.

En mars 1953, un mois après l’expiration de sa peine, il est libéré, mais aussitôt condamné par voie administrative à l’« exil perpétuel » et envoyé au village de Kok-Terek (Kazakhstan), où il enseigne les mathématiques, la physique et l’astronomie dans une école secondaire. Déjà opéré d’un cancer au camp d’Ekibastouz en 1952, il sera de nouveau soigné et guéri en 1954 à l’hôpital de Tachkent, où l’a conduit l’aggravation de son mal (c’est cet épisode de sa vie qu’il retrace dans le Pavillon des cancéreux). La « déstalinisation » met fin à son exil ; en juin 1956, Soljenitsyne est autorisé à revenir en Russie d’Europe et, en février 1957, il est officiellement réhabilité par décision du Tribunal suprême de l’U. R. S. S. Jusqu’en 1962, il continue à exercer la profession d’instituteur, d’abord dans un village de la région de Vladimir (qui servira de cadre au récit la Maison de Matriona), puis dans la ville de Riazan.


L’œuvre littéraire

Possédé très tôt par l’idée de devenir écrivain, Soljenitsyne a, dès avant la guerre, tenté, sans succès, de faire publier ses premiers essais, qu’il jugera plus tard prématurés. Au bagne, il compose de mémoire un poème narratif, Doroga (la Route), qui est perdu, et un drame en vers, Pir pobediteleï (le Festin des vainqueurs, 1950), qu’il désavouera. Dès la fin de sa détention, il commence à travailler en secret aux œuvres qui le rendront célèbre ; il écrit successivement le drame Olen i chalachovka (la Fille d’amour et l’innocent, 1954), le roman V krougue pervom (le Premier Cercle, 1955-1958), les récits Odine den Ivana Denissovitcha (Une journée d’Ivan Denissovitch) et Matrenine Dvor (la Maison de Matriona, 1959), la pièce Svetcha na vetrou (Petite Flamme dans la tourmente, 1960), puis, après la publication de sa première œuvre, en 1962, les récits Sloutchaï na stantsii Kretchetovka (l’Inconnu de Kretchetovka) et Dlia polzy dela (Pour le bien de la cause), et le roman le Pavillon des cancéreux (1963-1966).

Directement inspirés par son expérience du bagne, de l’exil et de la maladie, les romans et les récits qui forment l’essentiel de l’œuvre de Soljenitsyne ont une structure plus documentaire que romanesque. Leur unité repose moins sur une intrigue que sur la concentration spatiale et temporelle de l’action, qui se déroule en général dans un lieu clos (le camp de travail, la prison-institut de recherches, l’hôpital) et dans un laps de temps très court (une journée, deux jours dans le Premier Cercle, deux périodes de deux jours dans le Pavillon des cancéreux). L’art très personnel de Soljenitsyne peut se ramener à trois composantes principales : un style qui emprunte à la langue parlée son vocabulaire, ses procédés de création verbale et sa syntaxe expressive pour se libérer des stéréotypes et se plier à une intonation qui exprime tantôt l’identification de l’auteur avec son personnage, tantôt, au contraire, une distance ironique ou sarcastique à son égard ; une démarche narrative qui épouse minutieusement la durée concrète et qui, s’enracinant dans un sens aigu du réel, s’épanouit en un sentiment poétique, parfois quasi religieux, de la valeur de l’instant et de l’immanence du sens de la vie (sentiment que Soljenitsyne a exprimé plus particulièrement dans une série de courts poèmes en prose, Etioudy i krokhotnye rasskazy [Études et miniatures]) ; enfin une pénétration psychologique qui lui permet de s’identifier à des personnages très divers, depuis le paysan Ivan Denissovitch Choukhov jusqu’au bureaucrate stalinien Roussanov, tout en gardant vis-à-vis d’eux la distance qui lui permet de les juger et en privilégiant dans chacune de ses œuvres un personnage central (Nerjine dans le Premier Cercle, Kostoglotov dans le Pavillon des cancéreux), dont la quête et le choix devant une alternative cruciale élargissent la dénonciation de l’univers concentrationnaire en une réflexion sur le mal historique et la condition humaine qui débouche sur l’affirmation d’un principe moral absolu.


Le conflit avec le pouvoir

La première œuvre publiée de Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, parue en novembre 1962 dans la revue libérale Novyï Mir, marque une date dans l’histoire littéraire et politique de la Russie post-stalinienne : n’ayant pu paraître qu’avec l’agrément du premier secrétaire du parti, Khrouchtchev, cette peinture sans concessions du bagne stalinien se trouve ainsi placée à l’abri de toute critique idéologique, cependant que ses éminentes qualités littéraires sont saluées comme la révélation d’un grand écrivain. Cependant, les réserves de la critique conservatrice se manifestent de plus en plus nettement à l’occasion de la publication, par la revue Novyï Mir, de trois autres récits : la Maison de Matriona (janv. 1963), image d’une vieille paysanne pleine d’abnégation, incarnation moderne du personnage traditionnel du « juste » ; l’Inconnu de Kretchetovka (janv. 1963), portrait d’un jeune officier soviétique que sa naïveté et sa rigueur idéologique rendent complice de l’État policier ; Pour le bien de la cause (juill. 1963), où l’on voit des bureaucrates staliniens continuer à imposer leur loi sous le couvert des grands principes. La candidature de Soljenitsyne au prix Lénine de littérature pour l’année 1964, proposée par la revue Novyï Mir, est l’occasion d’un vif affrontement entre l’aile libérale de l’opinion publique et l’aile conservatrice, qui reproche à Soljenitsyne de vouloir substituer des valeurs idéalistes à l’idéologie marxiste.