Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociométrie (suite)

Huit ans après son installation aux États-Unis, à Beacon House, Moreno publie son ouvrage capital, Who shall survive (1934) ; il fonde bientôt la revue Sociometry, a Journal of Interpersonnal Relations (1937-1955). Dans la préface à l’édition française, publiée sous le titre de Fondements de la sociométrie (1954), il souligne combien fut décisive sa rencontre avec la société américaine ; à cet homme positif qu’est l’Américain, il aurait apporté le moyen de satisfaire un souci latent, mais non moins urgent de communication affective. Aussi bien les États-Unis offraient-ils alors un champ d’intervention idéal, car les petits groupes de toutes sortes y jouissaient d’une plus large autonomie que partout ailleurs ; en outre, l’absence d’idéologie massive et une grande disponibilité envers toute innovation de caractère pragmatique favorisaient les expériences sociales et l’expression de la spontanéité.

Pour étudier les relations interpersonnelles, il convient d’appliquer la mesure (metrum) à l’être social (socius). La sociométrie doit recourir à des méthodes capables à la fois de libérer les attraits spontanés des individus (souvent entravés par des modèles ou des routines que Moreno nomme « social conserves » [les conserves sociales]) et de mesurer leurs rapports à l’aide d’indices numériques appropriés. Se fondant sur une idée déjà présente chez Marx comme chez Freud, Moreno estime que la science est inséparable d’une praxis ; la mise en jeu des procédures sociométriques, comme celle des divers processus dramatiques (psychodrame, sociodrame, jeu de rôles), implique une certaine forme d’intervention, visant à favoriser la sociabilité, l’expression de la spontanéité, l’imagination créatrice.

Outre ses travaux proprement sociométriques, il a puissamment contribué à dégager les implications de la notion de rôle. Toute société, toute culture constitue un système de rôles imposés ou proposés aux individus ; de même, c’est à travers les rôles que se nouent les interactions entre les sujets et que s’exprime toute personnalité. Cette conception à la fois sociologique et clinique, jointe à son tempérament d’acteur-né et à ses aspirations démiurgiques, a conduit Moreno à promouvoir une forme nouvelle de thérapie active et collective, « psycho- ou socio-dramatique », qu’il oppose à la situation, selon lui plus artificielle, du divan psychanalytique.

Moreno a développé ses idées et surtout rapporté ses expériences dans une imposante série d’articles, Psychodrame Monographs, publiés entre 1944 et 1954. Une synthèse de ses travaux a été regroupée et traduite en français sous le titre de Psychothérapie de groupe et psychodrame (1965).

Personnalité vigoureuse, plutôt que rigoureuse, passionné d’expériences, mais aux antipodes de la componction académique, Moreno a probablement été avec Kurt Lewin* le principal novateur contemporain en matière de psychologie sociale et de recherche-action (action research). Il a été aussi à l’origine d’un double courant sociométrique et sociothérapique pris au sens le plus large : c’est-à-dire qu’il a développé simultanément les domaines de l’étude des communications*, de la dynamique des groupes*, de la formation et de l’intervention psychosociologiques.


Dans une perspective individuelle

Deux dimensions psychosociales retiendront l’attention. Pour autant que le nombre de choix émis reste libre (variant donc de 0 à n), les sujets peuvent manifester une expansivité variable, dont le cas limite est représenté par le « solitaire ». D’autre part, eu égard au nombre des choix reçus, certains sujets sont inégalement « populaires » ; des différences statistiquement significatives apparaissent souvent entre les statuts sociométriques, depuis les préférés (ou étoiles) jusqu’aux négligés et aux isolés complets. Dans le cas où des rejets sont sollicités, un indice plus complexe peut être établi, compte tenu des vecteurs positifs et négatifs du statut. Le statut sociométrique est le type même d’une notion « opérationnelle » en psychologie sociale ; il se définit en effet par le nombre de choix (et, éventuellement, de rejets) reçus par tel membre d’un groupe selon un critère plus ou moins étroitement spécifié. Soulignons qu’en général le statut sociométrique d’une même personne varie selon les critères de sélection et qu’en outre il peut évoluer plus ou moins notablement avec la durée et les avatars de la vie collective. Dans un cadre scolaire ou rééducatif, cette stabilité ou cette évolution présenteront évidemment un vif intérêt pour le responsable du groupe.


Dans une perspective interpersonnelle

Ce jeu des réponses fait ressortir une pluralité de relations « dyadiques » entre les sujets pris deux à deux. Ici, les attitudes symétriques (choix, indifférence ou rejet mutuels) s’opposent aux attitudes unilatérales.

Alors que l’enquête sociométrique classique se borne à une question sélective, une analyse relationnelle plus poussée lui adjoint une question perceptive, visant à dégager la manière dont les sujets perçoivent leur propre situation sociométrique. Pratiquement, cela consiste à demander à chacun non seulement « qui il choisit » (ou rejette), mais « par qui il s’attend à être lui-même choisi » (ou rejeté). Divers travaux (notamment ceux de R. Tagiuri, promoteur de ce type de recherches) se sont attachés à cette mesure de l’empathie, c’est-à-dire de la sensibilité aux attitudes d’autrui. Les résultats permettent, d’une part, d’apprécier le degré d’acuité perceptive des sujets, c’est-à-dire le réalisme dont ils font preuve dans leurs présomptions (cela en comparant leurs attentes de choix à l’attitude effective des autres envers eux), et, d’autre part, de repérer la congruence subjective qui peut exister ou non entre les sélections et les perceptions (cela en comparant les choix émis et les espérances de choix reçus). Signalons que les cas de présomptions fallacieuses de réciprocité sont, en fait, fort nombreux.