sociologie (suite)
La pierre sur laquelle est bâtie la théorie sociologique reste en Union soviétique cette philosophie de l’histoire qu’est le matérialisme historique et, malgré le développement des recherches empiriques, il reste inconcevable qu’une théorie sociologique soit élaborée dans un pays socialiste sinon par référence explicite à la doctrine marxiste et en accord avec ses présupposés philosophiques. Le problème auquel les sociologues doivent, depuis plusieurs années, trouver réponse peut donc être formulé grossièrement comme suit : comment assurer un minimum de coexistence pacifique, dans le champ intellectuel d’un pays socialiste, entre un matérialisme historique intouchable et une pratique sociologique empirique. Il semble que les sociologues soviétiques se trouvent en fait partagés pour donner une réponse à cette question.
1. On peut trouver, dans des cercles académiques gardiens de la pureté idéologique, des hommes dont la critique de la sociologie est restée radicale et qui reprennent la distinction, seule légitime dans les années 50, entre un matérialisme historique à l’usage de l’U. R. S. S. et une sociologie bourgeoise appropriée aux pays capitalistes : l’influence de ces penseurs est nécessairement marginale, puisqu’ils se condamnent eux-mêmes à ne pas pratiquer la sociologie et qu’ils ne sont pas en mesure d’entraver son développement.
2. Les sociologues eux-mêmes essaient de sortir du dilemme en plaçant le matérialisme historique sur le plan des généralités théoriques (c’est le système global qui donne les clés du fonctionnement de la société) et la sociologie sur le plan instrumental des diversités causales : la pratique empirique se justifie alors comme outil de description et d’analyse de chaque secteur d’activité humaine dans sa spécificité. La distinction peut être satisfaisante aux yeux de la doctrine dans la mesure où les liens logiques entre les deux plans sont assez forts pour que chacun appelle l’autre comme son complémentaire.
3. Certains s’efforcent de cantonner le matérialisme dans son domaine strictement philosophique. À ce titre, ils lui reconnaissent volontiers toute compétence pour découvrir le sens de l’évolution historique et les lois de passage d’un grand type de formation socio-économique à un autre. La sociologie est alors, pour eux, ni plus ni moins qu’une discipline parmi les autres, dont la méthode se veut tout aussi scientifique et qui borne ses perspectives à l’étude d’un secteur particulier des activités humaines, le secteur social.
4. Enfin, la sociologie soviétique commence à avoir dans ses rangs quelques radicaux qui osent dire que le roi est nu et veulent construire la sociologie en soi et pour soi. « Nos théories et nos méthodes en sont encore à être élaborées. Plus on connaît de recherches empiriques, plus on manque de théorie de la recherche. Et nous déplorons que la recherche soit mal organisée chez nous, qu’elle manque de cadres qualifiés, mais la théorie des processus sociaux qui fonde nos études est encore plus inexistante, et les cadres qualifiés pour la faire sont encore moins nombreux. »
Le grand essor de la sociologie soviétique possède deux aspects différents :
— il est indéniable que la sociologie permet une meilleure connaissance de la société ;
— mais il faut y ajouter le fait que, sous un régime resté méfiant envers la liberté d’expression, l’écrit sociologique permet, quasi exclusivement, l’émergence d’une critique sociale plus ou moins voilée. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’une critique de la société, qui serait irrecevable, mais d’une critique du fonctionnement de la société, ce qui fut et reste parfaitement admis en U. R. S. S.
J. L.