Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sociologie (suite)

Ce que nous avons appelé plus haut le pluralisme de la sociologie américaine doit être apprécié à la fois du point de vue théorique et du point de vue de la conception de la société ; à ce niveau, l’orientation pluraliste conduit à traiter la société comme un système, c’est-à-dire non pas comme une totalité ou une individualité concrète — chose ou substance —, mais comme un réseau de rapports entre des éléments qui ne sont rien de plus que des conditions d’intelligibilité, aussi bien pour l’acteur que pour l’observateur. Cette orientation serait mise en échec si la société était d’une seule pièce ou d’un seul tenant, centralement commandée ou tendue par le jeu des pulsions inconscientes de ses membres vers un même but et un seul résultat. La conception systémique est la seule formulation dont au plan théorique le pluralisme est justiciable, tout comme le pluralisme définit le type de situation où l’analyse systémique est le plus immédiatement applicable. Une pluralité de groupes, sortes de noyaux qui échangent de l’influence, du pouvoir et des décisions, dont aucun n’est une unité en soi et par soi, qui n’existent que par leur interdépendance : une telle situation ne peut être adéquatement traitée ni en termes de déterminisme ni en termes de finalité consciente ou inconsciente. L’analyse fonctionnelle, à condition qu’on veuille bien la distinguer du fonctionnalisme grossier avec lequel on affecte de la confondre, nous fournit peut-être l’outil le moins inadéquat pour entreprendre l’étude des sociétés industrielles avancées.

Ajoutons pour conclure deux précisions. Cette démarche, pour le moment, est fructueuse quand elle se limite à la considération de systèmes partiels et ouverts. En d’autres termes, aucune société concrète ne constitue à proprement parler un système social : elle n’est que lieu non point vide, mais actif et mobile, où interagit une pluralité de systèmes. En outre, chacun de ces systèmes est lui-même ouvert sur d’autres systèmes, éventuellement non sociaux. L’analyse y perd en simplicité, mais elle y gagne en pertinence. Mais la validité de cette conception est liée à un ensemble de conditions qui concernent l’état de la société. Si les échanges ne sont plus possibles, si les media symboliques, pouvoirs, argent, ne circulent plus, les groupes se refermeront sur eux-mêmes — et il n’est plus déraisonnable de les traiter comme des en-soi, qui ne peuvent plus dès lors communiquer, et de dénier toute portée aux attentes réciproques sur lesquelles Parsons prétend fonder l’objectivité et la prévisibilité des rôles sociaux — et ne peuvent se reconnaître que par l’affrontement et la violence. Dans cette perspective, l’insistance de la sociologie « critique » sur toutes les formes d’incongruence, d’incompréhension entre partenaires, d’exploitation et d’extorsion est non seulement compréhensible, mais justifiée, dans la mesure où elle fait apparaître très opportunément les limites du modèle qui avait été progressivement élaboré dans les années 1950.

F. B.


La sociologie dans les pays de l’Est

Le taux de croissance sociologique, s’il était mesurable, mettrait sans doute en évidence le spectaculaire développement, dans l’ensemble des pays de l’Est, de la recherche dans les sciences humaines. Depuis une dizaine d’années, le rythme va s’accélérant, et les travaux sont aujourd’hui si nombreux que leur sens général en est changé aux yeux de l’observateur extérieur. La sociologie de ces pays nous met dès maintenant en présence d’une science et d’un métier qui veulent s’imposer comme tels. En s’approchant de la situation dans les pays occidentaux, la sociologie de l’Europe de l’Est rencontre des obstacles et se pose des problèmes comparables à ceux que nous avons connus.

Les attentes vis-à-vis de la sociologie en Europe de l’Est sont sans doute plus fortes qu’en Occident. Il est courant que le sociologue soit gardé en réserve comme ultime recours : on fera appel à lui quand les économistes auront désarmé, les urbanistes baissé les bras, l’état-major de l’entreprise avoué son impuissance à résoudre un problème précis. Autrement dit, la sociologie semble avoir acquis droit de cité non seulement aux yeux de ses utilisateurs directs, mais aussi bien auprès des dirigeants comme de l’opinion publique en général. Il n’est pour s’en convaincre que de constater le succès des rubriques traitant de sociologie dans les quotidiens et les hebdomadaires, ou de voir comment des ouvrages pourtant spécialisés sont épuisés en librairie quelques heures seulement après leur parution.

Faute de place, nous ne pouvons pas décrire la sociologie dans tous les pays qui se trouvent réunis sous le dénominateur commun des « pays de l’Est » ou encore du « camp socialiste », et nous sommes amené à nous borner au seul cas de la sociologie soviétique. Nous tenons cependant à signaler d’emblée ce que les différentes sociologies des pays de l’Est ont en commun et ce qui les sépare.

Il est caractéristique que, dans tous les pays de l’Est européen, la sociologie soit née d’une protestation contre la société et ait été nourrie par la révolte contre l’oppression. Elle y apparaît relativement tôt, car déjà à la fin du xixe s. il existe des travaux très importants, pour ne citer que ceux de Dimităr Blagoev (v. 1856-1924) en Bulgarie, de Constantin Dobrogeanu-Gherea (1855-1920) et de Dimitrie Gusti (1880-1955) en Roumanie, de Ludwik Gumplowicz (1838-1909), de Ludwik Krzywicki (1859-1941), de Kazimierz Kelles-Krauz (1872-1905) et de Bolesław Limanowski (1835-1935) en Pologne, de T. G. Masaryk* et d’Arnošt Bláha (1879-1960) en Tchécoslovaquie. Les institutions universitaires apparaissent au xxe s. : tels la chaire de « sciences sociales et de criminologie » à Zagreb en 1905 ou l’Institut polonais de sociologie à Poznań en 1921, des nombreuses chaires de sociologie en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Bulgarie, etc.