Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

En tout cas, ce qui n’a jamais été établi, c’est que telle institution dans ses particularités concrètes constitue une condition nécessaire de fonctionnement pour une société donnée. De ce résultat négatif, on peut conclure à l’échec du fonctionnalisme, mais il n’y a pas de raison de renoncer du même coup à l’idée d’une interdépendance généralisée. On peut d’abord, avec Parsons, chercher à énoncer quelles sont les conditions de fonctionnement les plus générales pour un système social : on s’aperçoit alors que ces conditions sont en petit nombre, mais qu’en aucun cas elles ne peuvent être réduites à une seule — à peine de tautologie. À quoi servirait-il en effet de dire que, pour qu’un système social « fonctionne », il faut qu’il ait un minimum ? Mais, si nous stipulons que le système doit établir avec son milieu externe deux types de relations que nous appelons l’un d’adaptation, l’autre d’atteinte (« goal achievement »), qu’avec son milieu interne, c’est-à-dire avec les individus qui constituent ses éléments, et avec lui-même considéré comme unité dans une durée il doit établir des relations que nous appellerons d’intégration — en ce qui concerne la cohésion des composantes individuelles — et de conservation culturelle — en ce qui concerne sa propre identité à travers le temps —, nous avons, par rapport au vieux schéma fonctionnaliste, gagné deux avantages. D’abord, la société n’est plus pensée comme totalité close qui assure l’intégration rigoureuse de ses parties. En deuxième lieu, et peut-être surtout, elle n’est plus pensée comme une totalité concrète faite d’« individus » et de « groupes », auxquels le réalisme spontané de notre imagination nous fait attribuer une espèce de substantialité. La société est un système ouvert, c’est-à-dire un ensemble de rapports entre des éléments (termes irréductibles de l’analyse et non pas individualités concrètes livrées dans l’intuition) qui ne sont rien de plus que les conditions de coexistence desdits éléments.

Robert K. Merton avait très bien vu que les trois postulats du fonctionnalisme — qui affirme l’unité de la société, qui postule l’universalité du principe d’interdépendance fonctionnelle, qui soutient que chaque institution est une pièce nécessaire au fonctionnement de l’ensemble social — sont largement arbitraires et qu’ils conduisent à des difficultés inextricables. Tout en maintenant le primat de la méthode d’interdépendance, Merton lui-même a ouvert la voie à une conception beaucoup plus raisonnable de la société. D’une part, il insiste sur l’importance de la déviance et de l’anomie, qu’il rattache directement au conflit entre les systèmes de valeurs et les procédures normatives que la société met à la disposition des individus pour réaliser les objectifs qu’elle leur recommande et qu’elle leur prescrit. D’autre part, la théorie du groupe de référence suggère une vue pluraliste des rapports entre l’individu et les diverses instances sociales auxquelles il participe.

L’analyse fonctionnelle comme méthode est donc fort éloignée du fonctionnalisme comme doctrine. Elle pourrait être utilement comparée aux diverses tentatives qu’en France on a plus ou moins abusivement baptisées structuralisme. À première vue, elle paraît beaucoup moins rigoureuse, mais, en adoptant la perspective d’un système ouvert, elle est mieux armée que les pseudo-structuralismes, surtout d’inspiration néo-marxiste, qui prétendent traiter la société comme si toutes les institutions et tous les rapports sociaux n’étaient que des expressions analogiques et convergentes d’une même logique ou d’un même principe. Au point que, par un paradoxe très significatif, la sociologie critique, qui avait trouvé dans un fonctionnalisme de fantaisie une tête de Turc providentielle, en vient à attribuer à nos sociétés qualifiées de « capitalistes », ou dites « de consommation », une cohérence de propos et une espèce de monoïdéisme pervers dans ses visées. À bien des égards, la sociologie critique n’est qu’un hyperfonctionnalisme retourné.


Sociologie et société

L’analyse fonctionnelle n’est pas parvenue, à la différence de ce qui, avec Walras et Pareto, s’est produit en économie, à l’élaboration d’une théorie générale de l’équilibre susceptible de prendre la forme d’un système d’équations. Tout au plus a-t-elle rappelé que les conflits et les oppositions ne sont pas le tout de la vie sociale, que celle-ci suppose un minimum de cohésion et de concert qui dépend de l’établissement de relations d’échange sinon justes intrinsèquement, du moins équitables ou tolérables. C’est ce que Georges Homans rappelle très opportunément quand il parle de « pratical equilibrism ». L’analyse fonctionnelle a eu le mérite d’explorer différents secteurs de la société américaine, mais elle n’a pas réussi à dresser un tableau exhaustif de ses « entrées » et de ses « sorties », comme Leontief l’avait fait dès les premières années 1940 dans le cas de l’économie américaine.

Les sociologues américains sont moins enclins à caractériser leur société par un seul qualificatif ou par un seul ensemble de traits, que ce n’est le cas en France. Il est vrai que les discussions sur la constance du « caractère américain », sur la persistance du système de valeurs où Tocqueville avait si judicieusement reconnu la primauté de l’individualisme, la répugnance à toute autorité politique centralisée, la confiance, héritée du puritanisme, dans l’efficacité de l’initiative, de l’effort, de l’affirmation de soi, comme conditions de réussite et de mobilité, ont amené des sociologues comme David Riesman, Seymour M. Lipset et Parsons à proposer des interprétations globales de la société américaine, de son passé comme de son futur prochain. Mais, pour l’essentiel, la sociologie américaine s’est consacrée à des études sectorielles dans des domaines qui étaient quelque peu négligés par les Européens, soit en raison des particularités de la société américaine, soit en raison des intérêts caractéristiques des Américains. À la première catégorie appartiennent les études sur les relations raciales. De la seconde relèvent les études sur les professions libérales, et en particulier sur la profession médicale, sur laquelle Parsons a fourni une contribution classique. Tandis que les Européens étaient fascinés par les conflits de classes et la lutte pour le pouvoir, ce qui les conduisait d’abord à concentrer leur attention sur l’étude du milieu technique, de son impact sur la division du travail, sur l’évolution des formes de contrôle et sur les modalités de l’exercice du pouvoir dans les diverses organisations, les Américains s’intéressaient aussi aux problèmes de la professionnalisation, à la nature de l’autorité qu’exerce le médecin ou l’avocat sur ses clients — et qui ne peut pas être réduite au commandement du bureaucrate sur son subordonné ou à l’exploitation du prolétaire par le capitaliste.