Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

Il y a bien des manières d’expliquer cette situation au lendemain de la guerre. L’épuisement de la pensée européenne résulte d’une part d’une fixation obsessionnelle, et probablement inévitable, sur une actualité sinistre. Il trouve aussi son origine dans la grande migration qui attire vers l’Amérique, puis y retient, à cause des persécutions des années 1930-1945, quelques-uns des esprits les plus originaux d’Europe, qui renouvellent radicalement l’atmosphère intellectuelle aux États-Unis. Longtemps, la vie intellectuelle américaine était restée provinciale. En 1945, elle a acquis l’importance qui va, dans beaucoup de domaines, faire de l’Amérique un centre mondial de recherche et de création.

À cette montée au zénith a contribué d’une manière probablement décisive, au moins dans le domaine des sciences sociales, le développement de l’institution universitaire. Le succès de la sociologie américaine est étroitement lié à l’épanouissement des grandes universités. Celles-ci sont devenues un foyer extraordinairement actif, où les tâches d’enseignement et de transmission culturelle ont été pour ainsi dire organiquement associées aux responsabilités de l’innovation dans le domaine de la recherche aussi bien que dans le domaine de l’expertise et du conseil. Les universités ont réussi, non sans de très graves difficultés (dont la chasse aux sorcières maccartiste à la fin de la guerre froide et l’agitation radicale de la fin des années 1960, qui exprime la protestation d’un large secteur d’étudiants et de professeurs contre l’engagement américain au Viêt-nam, sont des épisodes en apparence opposés, mais fondamentalement symétriques), à maintenir une certaine liberté à l’égard des pressions venant de l’extérieur et à conduire d’une manière relativement autonome leurs entreprises intellectuelles. À bien des égards, le sort de la sociologie comme discipline scientifique et le sort de l’institution universitaire sont indissolublement liés. L’épanouissement de la seconde dépend de la sécurité de la première. Cette liaison est probablement plus vraie pour la sociologie que pour n’importe quelle autre discipline, dans la mesure où la sociologie, en raison de sa relation ambiguë avec le milieu social et l’actualité, a besoin d’un environnement institutionnel protecteur qui la défende contre l’interférence meurtrière des intérêts, des préjugés conservateurs, des passions et du tohu-bohu idéologiques.


Naissance d’une tradition

Le succès d’une discipline intellectuelle comme la sociologie américaine ne s’explique pas seulement par la position mondialement dominante du pays où elle s’est développée ni par les conditions relativement favorables de l’institution universitaire qui lui a servi de milieu d’accueil. Il faut aussi tenir compte de ce qu’on peut appeler le degré de congruence entre l’esprit du temps et la pratique de la discipline considérée. La sociologie américaine a introduit dans l’étude des faits sociaux une attitude très complexe, qui n’est rendue que d’une manière grossière et caricaturale quand on parle d’empirisme. Il est vrai que la quantité et la variété, pour ne pas dire l’hétérogénéité des informations qu’elle traite, est sans précédent dans l’histoire de la discipline. Les sociologues américains ont été amenés à prendre en compte une foule de données que leurs prédécesseurs européens négligeaient ou dédaignaient. Le développement des études d’opinion y a largement contribué. Mais la curiosité, une grande liberté dans la sélection des thèmes de recherche y sont pour beaucoup : l’observation minutieuse de tout petits groupes, de situations marginales élargissait le terroir du sociologue. En outre, les frontières entre son domaine, celui du psychologue et celui de l’ethnologue étaient définies d’une manière beaucoup moins défensive que chez les Européens, et en particulier chez Durkheim, si obsédé de ne pas laisser se perdre la « spécificité » du « fait social » dans le « réductionnisme » psychologique. À l’égard des données de l’expérience, les sociologues américains étaient donc disponibles — au risque d’être parfois insuffisamment sélectifs — et, vis-à-vis de leurs collègues des disciplines voisines, ils se montraient relativement coopératifs. La coopération interdisciplinaire était peut-être facilitée par l’organisation des universités américaines, où les « départements » ont été longtemps plus souples et mieux articulés que nos facultés. Si elle a porté ses fruits, c’est surtout qu’elle était construite autour des « secteurs de pointe », où la probabilité d’une découverte ou du moins d’une « percée » significative apparaissait la plus prometteuse. Comme l’innovation, ou du moins l’idée nouvelle, est appréciée par un public plus large que les « spécialistes », les sociologues étaient aussi poussés à donner à leurs recherches un caractère « opérationnel ». De cette exigence diffuse résultaient deux contraintes. D’abord une pression vers la formalisation quantitative s’imposait, qui devenait irrécusable non seulement aux « chercheurs » mais aux « théoriciens ». Même ceux des sociologues américains les plus enclins à s’installer dans des spéculations de fauteuil (arm-chair theorizing) ont dû, et en général plus d’une fois dans leur carrière, accepter la confrontation avec un « terrain » ou une recherche empirique comportant un contact étroit et prolongé avec un groupe de statisticiens et de praticiens de l’enquête empirique. En deuxième lieu, le sociologue américain se trouvait et se sentait dans un contact étroit avec les « utilisateurs » — privés ou publics — de sa recherche. Les conditions étaient ainsi réalisées pour que la sociologie en vienne à constituer un champ magnétique assez puissant, capable non seulement d’attirer, mais de retenir et de coordonner des réflexions et des recherches venant d’horizons très différents (et par conséquent d’entrer dans un circuit d’échanges non seulement avec des disciplines voisines, mais encore avec des spécialités relativement éloignées, comme la linguistique, la biologie, la cybernétique et la théorie de l’information), et parvienne ainsi à éviter la Némésis de la pensée sociale, qui n’échappe que rarement au ghetto d’une intelligentsia arrogante, tapageuse et stérile.