Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

En 1963, des officiers du Service de recherche et de développement de l’armée américaine conçoivent le projet connu sous le nom de « projet Camelot ». Il s’agit d’envoyer, notamment en Amérique latine, des chercheurs en sciences sociales avec pour mission de repérer les symptômes de mauvais fonctionnement des nations de cette région et de déterminer les actions capables d’enrayer les maux constatés. Le scandale éclate au Chili, dont le gouvernement proteste auprès de l’ambassade américaine contre une entreprise qu’il assimile à une intervention contre-révolutionnaire à l’intérieur d’un pays à l’insu des autorités légales. Le Sénat américain crée une commission d’enquêtes, et l’armée, en août 1965, annule un projet qui portait sur plusieurs millions de dollars. Comme l’écrit le sociologue américain Irving Louis Horowitz dans un article de novembre 1965 paru dans Action Magazine : « [...] En ne s’interrogeant pas sur les buts de son client et sur son client lui-même, le professionnel de la sociologie [...] ne fonctionne pas seulement comme professionnel des recherches appliquées, mais tout simplement comme espion. »

Les choses ne sont pas, la plupart du temps, aussi spectaculaires que le donne à croire notre exemple. Mais il est de fait que le sociologue est soumis aux puissances financières dans la mesure même où il dépend d’une clientèle. Comme l’écrit P. Lazarsfeld : « Il est exact qu’il y a beaucoup de choses qu’on n’étudie pas aux États-Unis parce qu’on ne trouve pas l’argent pour les financer. Des sujets, par exemple, comme le problème de la corruption, les rapports entre le Congrès et l’industrie ou la participation des ouvriers aux décisions de l’entreprise. » Il est vrai qu’il ajoute : « Si un sociologue voulait consacrer sa vie à de telles recherches, il finirait bien par trouver quelqu’un pour les financer [...]. Il est vrai que cela risque d’être long et difficile. Il y a de fortes chances qu’il se décourage avant et préfère devenir professeur... » Depuis une décennie, on assiste à une mutation de la sociologie américaine, une sorte de « crise de conscience » qui aboutit à faire de certains sociologues des « sociologues-critiques », militant avec les « radicaux », mais plus souvent des sociologues « critiques de la sociologie » et qui s’enferment dans la « sociologie de la sociologie » (en France, on préfère l’épistémologie de la sociologie). Par une sorte de chassé-croisé insolite, les sociologues européens se veulent de plus en plus des techniciens capables d’interventions limitées, mais réelles.

Il faut voir, dans tout cela, la confirmation que la sociologie est tributaire de la double demande qui est à ses origines : demande technique d’intégration des agents sociaux et de rationalisation, demande idéologique de discours qui relaient les anciennes rhétoriques sacrées (celles du mythe, de la religion, de la philosophie, etc.).

Par-delà ces images, par-delà ces difficultés du métier de sociologue, quelle est aujourd’hui la situation en France ?

Quelques données de fait : on compte entre mille et quinze cents personnes qui tirent la totalité de leurs ressources d’un emploi de sociologue, auxquelles doit s’ajouter le contingent des enquêteurs vacataires, des enseignants auxiliaires temporaires, etc. Sur ces quinze cents emplois, plus de la moitié sont constitués par des enseignants ou par des chercheurs du C. N. R. S. On peut ainsi mesurer la place (au moins quantitative) des sociologues en France. On voit qu’elle n’est pas à la mesure de ce qu’on croit (et peut-être pas non plus à la mesure des besoins). Ajoutons que l’explosion de Mai 1968, qui a fait accuser le sociologue de deux fautes contraires : ne rien avoir prévu (ce qui est faux) ; avoir été l’agent principal et le fournisseur des troupes et des idéologies du gauchisme (ce qui est tout aussi faux), a encore réduit notablement l’influence de la sociologie et du sociologue tout en accentuant les mythes le concernant. Quand il réfléchit à sa propre pratique dans la société d’aujourd’hui, le sociologue ne peut manquer de se poser cette question : « La sociologie est-elle un instrument au service de l’ordre établi (donc un instrument d’oppression) ou, tout au contraire, un instrument de dévoilement de la réalité sociale (donc un instrument de libération) ? » Il est certain que la sociologie contribue à l’amélioration de l’organisation sociale. Par là même, elle porte la société à changer et désamorce les forces explosives de la destruction. En ce sens, elle est fondamentalement une pratique réformiste. Mais la difficulté qu’il y a à être sociologue dans des sociétés totalitaires montre que la sociologie — tolérée, voire exigée par des sociétés qui assument leur historicité et leur perfectibilité — est reçue comme une menace par les sociétés bloquées, grosses, en fait, d’explosions brutales, brutalement contenues. Dans une société (la société industrielle avancée) qui connaît une perpétuelle transformation de son sol et de ses mentalités ; dans une société de la massification où les agents sociaux sont de plus en plus menacés dans leur identité par la perte ou l’affaiblissement des anciens cadres intégrateurs, la sociologie, qu’elle soit science ou qu’elle soit technique, est une nécessité, et le sociologue, qu’il soit le médecin ou simplement le guérisseur des méfaits du temps, est appelé à proliférer.

A. A.


La sociologie américaine depuis 1945

Le développement de la sociologie aux États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est certainement remarquable. Pendant les années 1950 et même pendant les premières années 1960 — jusqu’à la renaissance de ce que l’on a appelé la sociologie critique, dont les thèmes d’inspiration constituaient un retour aux « penseurs » européens du xixe s. et une mise en accusation non seulement de la société américaine, mais de l’idéologie réputée, dominante aux États-Unis —, la prédominance des sociologues américains a été à peu près totale, à l’intérieur des pays occidentaux bien entendu.