Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

 L. Festinger et D. Katz (sous la dir. de), Research Methods in the Behavioral Sciences (New York, 1953 ; trad. fr. les Méthodes de recherche dans les sciences sociales, P. U. F., 1959, 2e éd., 1963, 2 vol.). / G. Gurvitch (sous la dir. de), Traité de sociologie (P. U. F., 1958 ; 2 vol.). / F. Bourricaud, Esquisse d’une théorie de l’autorité (Plon, 1961). / A. Inkeless, What is Sociology ; an Introduction to the Discipline and Profession (Londres, 1964). / R. Boudon et P. Lazarsfeld, le Vocabulaire des sciences sociales (Mouton, 1965). / J. Duvignaud, Introduction à la sociologie (Gallimard, 1966). / R. Aron, les Étapes de la pensée sociologique (Gallimard, 1967). / R. Boudon, l’Analyse mathématique des faits sociaux (Plon, 1967). / P. Bourdieu, J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon, le Métier de sociologue (Mouton et Bordas, 1968). / J. Cazeneuve et D. Victoroff (sous la dir. de), la Sociologie (Denoël, 1970). / P. Lazarsfeld, Philosophie des sciences sociales (trad. de l’américain, Gallimard, 1970). / J. Cazeneuve, A. Akoun et F. Balle, Guide de l’étudiant en sociologie (P. U. F., 1971). / J. Golfin, les Cinquante Mots clés de la sociologie (Privat, Toulouse, 1972). / J. Sumpf et M. Hugues, Dictionnaire de sociologie (Larousse, 1973).


Le sociologue et la cité

Dans la société industrielle avancée, les sociologues semblent régner partout, partageant leur pouvoir avec leurs confrères en sciences humaines, les psychologues. Mais, devant le peu de poids réel qu’ils ont dans la conduite des affaires du monde, il faut bien soupçonner un immense malentendu, comme si le goût des mass media à tout expliquer à partir du « social » entraînait un glissement associatif au profit (ou aux dépens) du sociologue. Pour mesurer la place, dans la cité moderne, de la sociologie et des sociologues, il n’est donc pas inutile d’analyser l’image qui en circule.

Dans la société moderne, le sociologue tend à prendre en charge les mythes qui s’agglutinaient auparavant dans l’image du philosophe ou dans celle, plus lointaine, du chaman. Accrédité d’un savoir scientifique et de capacités d’interventions techniques, le sociologue se voit promu à la fonction de « grand guérisseur » des malédictions sociales que suscite le progrès : le mal des grands ensembles, celui des transports en commun, les maladies du monde de la politique ou celles du monde du travail. Le directeur d’usine lui demandera les moyens de régler les tensions et conflits qui affaiblissent le rendement de son entreprise et de faire accepter par ceux qui auront à la supporter la rationalisation technique, source de nouveaux profits. Le promoteur et l’architecte quémanderont des conseils afin de donner à la ville, au quartier, à l’îlot d’habitation des dimensions humaines, etc.

Dans le même temps où s’institue cette image du sociologue « grand sorcier » s’en forge une autre qui est l’ombre portée négative. Le sociologue, héritier du sophiste, dont on sait qu’il avait, dans la cité grecque, la fonction politico-pédagogique d’enseigner au démagogue son art, est défini comme le grand distributeur de mots (et donc de maux). Il transpose au niveau du discours les problèmes de la communauté et les soumet, ainsi, à un imperium : celui de la rationalisation idéologique. Idéologue, le sociologue érige n’importe quelle difficulté de seconde importance, dans le fonctionnement de la communauté, en problème d’ordre général ayant la dignité d’un symptôme révélateur de la nature cachée du social. Au sociologue technicien muet et efficace, sorte d’assistante sociale de la société industrielle, répond ainsi un sociologue idéologue qui construit une image doctrinale du tout social et en induit des conduites collectives.

Il est difficile de ne pas voir que cette opposition se retrouve tout au long de l’histoire de la sociologie, depuis ses origines, dans la dualité sociologie empirique (sociologie d’enquêtes) — sociologie synthétique (construction de doctrines) : faut-il le rappeler, la sociologie est née du double besoin de comprendre la révolution industrielle (de lui donner une signification) et de lui fournir les instruments collectifs nécessaires à son fonctionnement. D’une part, en réponse aux profondes modifications que connaît le paysage social en ces débuts du xixe s., donner le système de représentations et de valeurs dont les nouvelles sociétés ont besoin pour organiser la pratique des agents sociaux ; d’autre part, en fonction du besoin de rationalisation dans une société de masse, développer des techniques d’information administratives : les enquêtes.

Et cette dualité, qui oppose au fond la finalité philosophique et la finalité administrative et gestionnaire, se retrouve encore dans ce qui différencie aujourd’hui sociologie américaine et sociologie européenne. Aux États-Unis, la sociologie est d’abord et avant tout une profession. Les sociologues américains ne se réfugient pas dans des constructions intellectuelles d’autant plus grandioses qu’elles naissent et se développent dans l’aire aseptisée et gratuite de l’université et des instituts de recherche. Ils se veulent hommes de métier, profondément engagés dans la vie sociale réelle et organisant la défense de leurs intérêts professionnels.

À l’opposé, les sociologues européens ont longtemps développé une « sociologie de professeurs », séparés qu’ils étaient (et pas toujours de leur fait) de l’arène sociale et cantonnés dans les monastères de la vie intellectuelle, disputant la suprématie à d’autres docteurs en idéologie.

Dans le cas américain, le sociologue tend à se faire myope quant au sens politique de ses pratiques, se souciant avant tout de savoir-faire et de réussite dans des interventions ponctuelles. Dans le cas européen, le sociologue se targue d’une relation claire et pure avec la société à laquelle il appartient. Il s’en fait « librement » la conscience, légitimatrice et conservatrice ou critique et révolutionnaire, mais se désole de prêcher dans le désert. Si les exemples de cette attitude d’une sociologie juge et législatrice ne manquent pas, on connaît moins la situation des sociologues américains. Aussi des exemples peuvent-ils se justifier.