Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

Dans l’élaboration de cette tradition, plusieurs circonstances tout à fait indépendantes ont été d’un grand poids. D’abord, il n’est pas indifférent qu’à la différence de ce qui s’était passé un peu plus tôt en Europe la sociologie américaine ait pris naissance dans un contexte idéologiquement ouvert, et qui ne pouvait pas peser trop lourdement sur le développement de la jeune discipline. Sans prendre cette expression en toute rigueur, la sociologie est un peu partout en Europe une réponse au défi de la révolution industrielle ou de la révolution démocratique, et accessoirement elle se présente comme une réponse alternative à la réponse marxiste à ce défi. En Amérique, l’industrialisation prend des formes très spécifiques, et la révolution démocratique est d’autant moins ressentie comme un défi ou comme une menace que « the first New Nation », pour parler comme S. M. Lipset, justifie sa sécession d’avec l’Angleterre de George III au nom de l’idéal démocratique d’autodétermination. L’Amérique du début de ce siècle, où la sociologie fait son apparition, n’était pas comme l’Allemagne, l’Italie ou la France impliquée dans un débat idéologique où le passage de la société traditionnelle à la société industrielle apparaissait hautement problématique, où la pertinence des solutions socialistes était âprement discutée. Elle était déjà, et de plein droit, installée dans la société industrielle ; quant au marxisme et au socialisme, ils n’intéressaient pas grand monde dans les milieux intellectuels, ni même parmi les dirigeants du mouvement ouvrier. Les premiers sociologues américains étaient donc conduits à chercher dans l’observation sociographique les objets de leur intérêt immédiat. Ce que l’on a appelé d’une manière quelque peu abusive l’école de Chicago illustre assez bien cette démarche. La pauvreté des relations raciales, le « zoning » écologique dans des agglomérations en rapide expansion, qui juxtaposaient des groupes socialement et culturellement très hétérogènes, proposaient des sujets d’études où les grandes généralisations étaient de peu de secours. Le sociologue qui regardait au microscope la constitution d’un gang ou la transformation d’un quartier acquérait à la fois une sensibilité sociale, une familiarité aux « social issues » qui, vers la même époque, faisaient cruellement défaut aux sociologues européens.

Dans la constitution de la tradition sociologique américaine, Chicago a joué un rôle considérable. Mais le livre de Talcott Parsons* The Structure of Social Action, publié en 1937, juste à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en proposant une vue certes discutable de la sociologie européenne, non seulement jetait un pont entre les deux rives de l’Atlantique, mais encore engageait les sociologues américains dans les voies de la réflexion théorique et systématique. Sorokin* avait, dès le début des années 1930, attiré l’attention du public américain sur les grands courants de la pensée sociologique européenne. Mais il l’avait fait d’une manière à la fois dogmatique et encyclopédique. Les principales doctrines y étaient traitées ou du moins mentionnées, et dans tous les cas jugées au nom des opinions tranchantes de l’auteur. L’esprit et les objectifs de The Structure of Social Action sont bien différents. Le livre de Parsons constituait en premier lieu une mise en garde contre l’empirisme sociographique. La science, disait Parsons, n’est pas une pure et simple accumulation de données, mais la mise en rapport de faits, grâce à l’établissement d’un cadre de références conceptuel. Il faut que le sociologue apprenne à se poser un petit nombre de questions qui aient un sens et si possible le même pour toutes les sociétés sur lesquelles il fait porter son observation. Or, dans cette démarche, trois Européens, Durkheim, Weber et Pareto avaient, selon Parsons, réalisé quelques progrès décisifs. Bien entendu — et ce fait ajoutait encore à l’importance de leur découverte —, chacun avait travaillé dans l’ignorance de ce qu’entreprenaient les deux autres. Mais sans le savoir, et bien qu’en gros ces trois hommes, sensiblement contemporains, eussent relevé d’idéologies fort différentes sinon opposées, ils étaient parvenus à des vues remarquablement convergentes. D’abord, chacun à sa manière était arrivé à établir la spécificité du social, à la fois par rapport à ses déterminants externes et par rapport à certaines dimensions ou expressions (comme l’économique, le religieux) avec lesquelles un réalisme naïf s’obstinait à confondre la société. Celle-ci n’était réductible ni à son milieu, ni à son passé, ni aux individus qui la composent, ni aux forces ou aux composantes qui entrent dans la détermination de son équilibre. N’étant en aucune façon une chose (« matérielle » ou « spirituelle »), il reste qu’elle est, qu’elle ne peut être qu’un système de rapports. Cette orientation systématique, Parsons en signalait toute l’importance en employant dans le titre de son premier livre le terme d’action, qui visait à éviter toute « réification » de la société, et le terme de structure, qui marquait la subordination des éléments aux caractéristiques de l’ensemble dans lequel ils se trouvent inclus.

La contribution de Parsons est double. D’abord, il engage les sociologues à replacer les faits sociaux par rapport à ceux qui leur servent de concomitants ou d’antécédents. Parsons invite ainsi le sociologue à ouvrir son champ de vision. Mais sa méfiance à l’égard de l’empirisme cru des collectionneurs et des sociographes l’engage à élaborer une espèce de grille fondamentale, à la confection de laquelle il consacrera beaucoup de son temps et qui pour beaucoup de ses élèves continue à briller dans la nuit comme une espèce d’Orient lumineux. Une conséquence de l’influence considérable de Parsons, de son souci persistant de dégager les conditions de fonctionnement de tout système social, fut de détourner les sociologues américains des grands schémas évolutionnistes, desquels les grandes sociologies européennes du début du siècle n’étaient que très imparfaitement dégagées. Et lorsque, relativement tard, autour de 1965, Parsons s’attachera au problème du changement social, des conditions qui président à l’avènement de formes sociales et culturelles de plus en plus complexes, et nous présentera très explicitement la société américaine à la manière de l’État prussien dans la philosophie politique de Hegel, comme le terme sinon définitif, du moins durable de l’histoire universelle, il essaiera de conduire son analyse à l’aide des catégories analytiques qu’il avait préalablement élaborées.