Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Shakespeare (William) (suite)

Contradictions

Il n’est rien dans cette pièce d’ambivalent, il n’est rien qui ne le soit dans Antoine et Cléopâtre (1606). La nature dialectique de la vision est telle qu’on ne saurait douter que Shakespeare lui-même se partage entre deux systèmes de valeurs et deux finalités. On peut dire qu’Antoine et Cléopâtre ne font que répéter Richard II en face du futur Henri IV. Le bien de l’État exige que son chef s’aliène en lui et pour lui. Il n’a que faire de la passion et des jeux d’images. Ce que Shakespeare, pourtant, a changé ici, c’est qu’il a ignoré autour des amants ce qu’on voyait trop bien autour de Richard : le malheur de l’État. Quel État d’ailleurs ? L’Orient tout entier semble s’identifier à leur gloire sensuelle. Les faiblesses d’Antoine, mené par Cléopâtre, tentant de se reprendre et retombant sous le joug, ses absurdes revirements semblent ne concerner que lui, ses chances d’un avenir, son acceptation qu’il n’y ait pas d’avenir, qu’il n’y ait plus de temps, mais seulement un absolu présent. En fait, l’État n’est représenté que par l’armée, et l’armée par Ahenobarbus, le soldat fidèle, loyal, imaginatif toutefois, au point que l’image la plus glorieuse de Cléopâtre sur sa nef, parmi ses femmes, comme une déesse, c’est lui qui la fixe dans nos têtes. C’est l’armée qu’Antoine trahit en combattant selon le caprice de Cléopâtre et non pas selon sa force et sa science. Et c’est la douleur d’Ahenobarbus, c’est le devoir qu’il se voit de passer à l’homme sérieux, Octave, quitte à en mourir le cœur brisé, qui est le symbole de la faillite d’Antoine. Octave, ordre, sévérité, discipline, action efficace, n’intéresse pas. Antoine intéresserait moins s’il n’était pas déchiré, et si le Romain en lui ne s’opposait pas encore, inefficacement, à Cléopâtre. Celle-ci, comédienne, incohérente et fausse, avec ses fureurs, ses délires, est sans doute la création féminine la plus extraordinaire de Shakespeare, une démone en qui se joignent l’amour et la mort. Elle a causé la défaite et la mort d’Antoine comme pour aboutir à l’ivresse suprême de chanter avec lui, puis sur lui ce chant de mort qui est un des sommets de l’œuvre.

La dernière pièce romaine de Shakespeare, Coriolan (1607), est complexe et troublante ; Coriolan est voué à périr de ses contradictions : un jeune héros, un Essex, se trouve appelé à des responsabilités politiques faites pour l’âge mûr ; un jeune aristocrate surgit à un point de l’histoire nationale où il faut savoir déjà conquérir les cœurs de la plèbe. L’aversion de Shakespeare n’hésite pas. Cette plèbe est celle qui acclamera le républicain Brutus en criant : « Qu’il soit César » — quelques moments avant de courir brûler la maison de Brutus. Elle est crasseuse, elle pue, elle est stupide et incohérente. Elle a les chefs qui lui conviennent, de grotesques agitateurs, les tribuns. Malgré l’orgueil, les colères, les absurdités de Coriolan, il est difficile d’interpréter la pièce dans un sens démocratique. Il est bon d’observer l’esprit dans lequel Shakespeare a modifié Plutarque : il minimise les griefs du peuple et son courage. Ce qui l’intéresse, c’est la création ambiguë et ambivalente d’un individu exceptionnel, désespérément jeune, moralement non sevré, et qui, s’il ose désobéir à la cité, obéit à sa mère, qui, en fait, le condamne à mort — et sauve la cité.


Une mue romanesque

Périclès (1608), Cymbeline (1609). Conte d’hiver (The Winter’s Tale, 1610), la Tempête (The Tempest, 1611) : quatre pièces romanesques ou tragi-comédies nettement apparentées, dans lesquelles le génie de Shakespeare semble subir une mue qui est un peu celle de l’époque, non plus celle de Kyd, mais celle de Fletcher. Périclès, « prince de Tyr », mélancolique jusqu’à la dépression, se met dans de mauvais cas. Le voici à Antioche, amoureux, après beaucoup d’autres, de la fille du roi Antiochus. Il ne pourra obtenir celle-ci qu’en déchiffrant une énigme, à défaut de quoi il mourra. Il la déchiffre en effet : la fille du roi partage le lit de son père. Il ne reste à Périclès qu’à fuir au plus vite. Le motif de l’errance comme celui de l’énigme fatale et de l’inceste viennent d’une couche ancienne du conte populaire. Le héros arrive d’abord à Tharse, puis fuit de nouveau jusqu’à Pentapolis. Là les pêcheurs ramènent dans leurs filets une armure, celle, justement, que son père lui destinait. On est plus près que jamais du conte populaire. Périclès revêt l’armure et conquiert dans un tournoi la main de la princesse Thaïsa. L’errance recommence, par mer, et dans une terrible tempête, « sans lumière, sans feu » ; Thaïsa met au monde Marina et meurt. On la place dans un cercueil, qui est abandonné aux vagues. Là où il touche terre, un bon magicien ranime la morte, qui, renonçant à retrouver Périclès, se consacre à Diane d’Éphèse. Marina, cependant, a été confiée au gouverneur de Tharse. Elle est trop exquise et porte ombrage. Elle n’échappe à la mort que pour être enfermée dans un bordel de Mytilène. Juste à temps, son père la découvre, intacte ; une vision le conduit à Éphèse, où il retrouve sa femme. Si Shakespeare avait écrit toute la pièce, elle serait très belle.

Dans Cymbeline, la nouvelle reine est la méchante belle-mère de la douce Imogène, qu’elle veut marier à son abominable fils. Mais la jeune fille a épousé le mari de son choix. Il s’enfuit, elle est jetée en prison. Ses deux frères avaient été dans leur enfance enlevés par un seigneur dissident. Elle s’évade, habillée en garçon, échappe au fils de la reine et manque de périr de la main d’un nouvel Othello, son mari, car un traître qui a parié avec lui qu’il la rendrait infidèle se contente de découvrir son sein dans son sommeil pour y repérer un grain de beauté et de dérober un bracelet. Le mari se hâte de conclure : « Tout le mal de l’homme est la femme. » Les méchants balayés, tous se retrouveront.