Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Shakespeare (William) (suite)

Les fureurs de la jalousie sont aussi le thème du Conte d’hiver. Des trois pièces, c’est la plus digne de notre poète, mais non la moins romanesque : Léontès, roi de Sicile, devient soudain follement jaloux de son hôte et ami d’enfance, Polixène, roi de Bohême. Rapide comme le rêve, il construit un système délirant d’interprétation fourmillant de détails érotiques imaginaires. Les « coupables » méritent la mort. Polixène y échappera par la fuite. Bizarrement, alors que Léontès s’est promptement repenti de sa folie, sa femme, Hermione, elle, restera quinze ans cachée par la fidèle Pauline, qui a aussi fait emmener en Bohême l’enfant nouveau-née, devenue Perdita. Le prince Florizel, fils de Polixène, tombe amoureux d’elle ; tout le monde se retrouve, Hermione sous l’apparence d’une statue qu’une douce musique ressuscite — et tout est pardonné. Que le schéma de mort et de résurrection présent ici comme dans Périclès ait frappé les esprits de façon qu’on y voie le produit d’un avatar mystique de Shakespeare, cela est assez naturel.

Dans le même esprit, la Tempête est une variation — considérable — sur le thème des bannis « sous la verte feuillée ». Prospero, duc de Milan dépossédé, a trouvé refuge dans une île avec Miranda tout enfant. Bien que son art magique ne lui ait pas jadis prédit la trahison, il lui révèle l’approche d’un navire portant l’usurpateur, le roi de Naples son complice, un brave homme qu’ils raillent, et quelques nobles canailles. Prospero déchaîne sur eux l’apparence d’une tempête qui semble tout détruire et sépare le roi de Naples de son fils, de sorte qu’ils se croient l’un et l’autre morts. Ferdinand, pleurant son père, rencontre Miranda, et c’est l’habituel coup de foudre, la révélation réciproque. Cependant, l’usurpateur de Milan, ne se reposant pas sur ses lauriers, suggère au frère du roi de Naples de l’égorger dans son sommeil afin de prendre sa place. La magie de Prospero arrêtera leur bras, puis il leur pardonnera à tous largement, car ce sont gens de bonne compagnie. Devant leur édifiante troupe Miranda s’écriera : « Comme l’humanité est belle ! » Il est vrai qu’elle ne connaissait que Caliban.

Car il y a Caliban, et c’est dans l’œuvre des dernières années la création la plus importante, aussi bien que la plus problématique, que cet homme-poisson grotesque, raillé des tueurs mondains, qui demandent « si cela s’achète » et chez qui il n’est pas difficile de reconnaître tous les aborigènes que les hommes de progrès de nos races n’ont eu que le choix, dans toutes les « îles » du monde, d’exterminer ou de réduire en esclavage. Comme tous les autres, cet « être immonde », que l’on voulait bien traiter, cachait les pires instincts : il a voulu violer Miranda. Quant à lui, rebelle obstiné : « Elle est à moi — dit-il — par Sycorax ma mère, cette île que vous me prenez [...]. Vous m’avez enseigné le langage, et le profit que j’en ai, c’est que je sais maudire. » Il est toute matière, mais il est aussi la poésie de la matière, et il entend la musique la plus profonde de son île. Caliban parle à travers Shakespeare, d’une voix que Shakespeare ne connaît pas. C’est un mystère de son génie. S’est-il, quant à lui, identifié à Prospero ? Les visions magiques auxquelles Prospero renonce, avec son livre, et vouées à disparaître sans laisser une vapeur, auxquelles il compare la dissolution finale et absolue de tout sur cette terre sont-elles une dernière occasion de mettre en parallèle l’irréalité du théâtre et celle de la vie ? « Nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits. »


Un langage dramatique

Tout art est langage, disait Benedetto Croce. L’art de Shakespeare ? Il est d’une fantastique audace de portée, comme une grande cathédrale gothique. Brecht voit son œuvre comme l’ouvrage d’un collectif. Les marxistes, par fidélité au mythe de la création populaire, seront les derniers héritiers de ce xixe s. qui divisait Homère en rhapsodes. Gordon Graig, au terme d’un effort inégalé de mise en scène, le déclarait fait pour la lecture plutôt que pour la scène. Et qui le lit trouvera comique l’idée d’un collectif, précisément parce qu’on sent si particulièrement plusieurs mains dans un Périclès. Après tout, l’in-folio de 1623 n’en voulut pas. Il n’est autrement pas de pièce, si imparfaite qu’en eût été la transcription, si nombreuses qu’y eussent été les interpolations, où tout cela n’ait été avalé, absorbé dans une architecture de l’immense, dont nul autre que lui n’était capable. Des champs magnétiques d’une intensité irrésistible attirent et retiennent les mots, et les accouplent les uns aux autres comme par un hasard miraculeux qui de la surprise fait jaillir l’émerveillement. Shakespeare, cependant, est moins ivre de langage et de cette magie et de cette sorcellerie du verbe qu’horrifié de la nullité des mots comme moyen de la communication humaine. Ce maître de la parole atteste que toute parole est mensonge et que toute âme ouverte à la parole entre dans un monde d’illusion totale d’où il n’y a d’issue que vers la conscience de solitude et vers le silence, où entrera enfin Hamlet. Il n’est pas besoin que ce soient les paroles des autres. Richard II sait autant la vanité et le creux de ses paroles senties que Richard III l’efficacité de ses mensonges. La langue de Shakespeare a de plus en plus souvent, à mesure qu’on avance des jeux de langage de Roméo et Juliette vers Lear ou Othello, cette qualité tragique de se situer au bord d’un gouffre d’absolu silence et de se mesurer à lui.

J.-J. M.

➙ Élisabéthain (théâtre).

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