Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Shakespeare (William) (suite)

Au-delà de l’humain

Le Roi Lear (King Lear, 1605) est une chronique antéhistorique d’Angleterre ou plutôt de Bretagne. Selon la source, Holinshed, les deux méchantes filles sont frustrées dans leur dessein, Lear est rétabli sur son trône et règne deux ans ; Cordélia lui succède, mais elle est déposée par ses neveux et se tue dans sa prison. Holinshed n’est pas Plutarque, mais il est remarquable que Shakespeare l’ait si peu respecté et que la pièce soit si profondément le produit de sa création.

Tout vient de Lear. « Il ne s’est guère jamais connu lui-même », dira Régane, mauvaise fille et cruelle psychologue. C’est parce qu’il ne se connaît pas qu’il ne peut connaître les autres. Tout est là. Il est vain de son autorité infuse, comme Titus Andronicus. Il juge qu’il n’a pas besoin de régner pour ordonner. Distribuant son royaume en cadeau à ses filles, il entend recevoir d’elles un encens de louanges et, de plus, être choyé. Tandis qu’il attend tout des mots, Cordélia sait, comme Hamlet, que le langage est mensonge, et elle a le courage durement châtié de la retenue. Shakespeare n’a pas cherché à rendre son héros sympathique avant de le montrer persécuté par les deux monstres que sont Goneril et Régane. Dépouillé et chassé du milieu corrompu dont il participait, rendu à la nature comme d’autres bannis de Shakespeare, Lear pourrait ne pas être dans une situation très différente de celle qui, dans Comme il vous plaira, se résolvait en pastorales et chansons. Mais tout le monde courait se joindre au duc banni « sous la verte feuillée », tandis que Lear fuit seul dans la lande la plus sauvage, la nuit la plus noire, la tempête la plus sauvage, seul avec le plus métaphysique des bouffons. L’imagination de Shakespeare peut, en reprenant les mêmes données, changer toutes les teintes et tous les rapports. Elle procède par parallèles analogiques pour être sûre de pénétrer les âmes. Les filles de Lear sont hors nature. Le fils de Gloucester, Edmond, est un bâtard, à la fois tenu à l’écart comme enfant du péché et traité comme une sorte de complice par le père, qui devient salace dès qu’il évoque les jeux de sa procréation. Edmond se joint donc aux deux chiennes, qui commencent par crever les yeux de son père et finissent par s’entre-tuer pour l’avoir tout entier. Le duc aveugle et le roi fou se rejoignent dans la même expiation, car la pièce, dont le paganisme révoltait Claudel, est aussi cathartique qu’aucune ; Wain la résume bien : « L’un doit être aveugle pour voir clair et l’autre devenir fou pour comprendre. » La fureur de désir des femmes traverse la pièce. Lear les voue toutes au démon au-dessous de la taille.

On souligne dans des mises en scène récentes (Peter Brook) l’aspect grotesque, absurde, « beckettien » de la pièce. Oui, mais plus encore qu’Hamlet, on sent Lear au-delà de l’humain même grotesque, au niveau du mythe, de l’élémentaire, du cosmique. Lear est sans doute un dieu marin, les deux mauvaises filles sont les tempêtes, et Cordélia est la bonne brise ; c’est à ce niveau que travaille l’imagination du poète.

Il y a des parallèles entre Lear et Timon d’Athènes (Timon of Athens, 1604 ou 1607?) ; comme Lear son royaume, Timon distribue ses richesses, et il attend en retour un message général de reconnaissance et d’amour. Quand il n’a plus rien, il se retrouve seul, et le voici suivant le schéma devenu antipastoral qui mène de la ville à la forêt, du mensonge à la vérité. Mais, tandis que le poète avait rendu à Lear une humanité déchirante, Timon, dans sa fureur et dans son aliénation, ne devient jamais intéressant, et l’écriture dépasse rarement le degré de la grande rhétorique sur ce qui reste, à moins d’être fortement incarné, de grands clichés.

De rhétorique, Macbeth (1606) n’en manque pas, et A. C. Bradley voit dans la pièce le propos de se rapprocher de Sénèque — qui a dans l’Hercules furens six fleuves et la mer impuissants à laver une main souillée de sang. Mais jamais le langage de Shakespeare n’a été plus souple, plus varié, plus proche finalement de la substance vivante du monde et du moi. Nous restons plus près du Moyen Âge que de Sénèque parmi les présages et les emblèmes du bien et du mal, le loup, les hirondelles, la chauve-souris, les oiseaux du jour et de la nuit. Tout ce qui serait nature est graduellement encerclé de surnature et d’antinature. Car le temps de la pièce est celui d’une inversion de l’ordre universel — le jour a l’aspect de la nuit, le faucon est tué par une chouette, il faudra que le bois de Birnam marche sur Dunsinan pour que la nature reprenne ses droits. Jusque-là, le temps appartient au démon et aux sorcières qui le servent, et qui, comme les oracles de jadis, enveloppent de vérités le mensonge. Monde manichéen, celui-ci est blanc et noir, sans nuances ni demi-teintes, mais non sans l’illusion que le noir est blanc ; il est, comme pour Hamlet, dans toute apparence et toute parole. Malcolm, fils du roi assassiné, pratique avec Macduff un rite d’exorcisme en s’accusant de toutes les indignités.

Macbeth se découvre à nous si complètement que Shakespeare nous amène à souffrir avec et pour ce criminel. Nous l’avons comparé à Brutus. Il est la victime des sorcières, puis de sa femme, comme Brutus avait été la victime de Cassius ; son imagination fruste a reçu d’elles sa destinée et son avenir, comme si le temps était, devant lui comme derrière, fixe et déterminé. Le meurtre du roi, achevé au prix d’un terrible effort de volonté, produit en lui une mutation, et l’on peut dire que dès lors Macbeth est possédé : il n’est plus maître des images qui le traversent ; depuis le morceau superbe et creux qu’est son oraison sur sa victime jusqu’à la fin, il est le plus lyrique des héros de Shakespeare et le plus aliéné dans son lyrisme.

Dans un temps où l’accent sexuel très fort de Shakespeare reçoit toute l’attention qu’il mérite, on a souligné l’emprise sensuelle de lady Macbeth jusqu’au point d’en faire une force déterminante. Qu’elle domine son mari et qu’elle est des deux la nature volontaire, cela est certain, et aussi qu’une logique impitoyable lui fait refuser toute séparation entre l’intention et l’action. Elle parle, en contraste avec celui de Macbeth, un langage durement pratique, attaché à la matérialité des choses, leur aspect comptable et quantitatif. La scène du somnambulisme marque que, malgré cette cuirasse dont elle s’est fortifiée, elle a tout à coup cédé et se désintègre. La résistance de Macbeth, par contraste, serait héroïque, mais il la voit lui-même comme celle d’un fauve, d’un ours enchaîné au poteau, face aux chiens. La logique du meurtre dans une époque platonicienne était d’une dégradation et d’une perte d’âme ne laissant subsister que la brute, qui n’intéresse plus.