Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sarmiento (Domingo Faustino) (suite)

À l’image de son époque, son existence fut extraordinairement mouvementée et féconde. Ayant dû interrompre ses études très tôt, il reste affamé de savoir. Aussi le verra-t-on dévorer livre sur livre (historiens et philosophes français contemporains surtout) avec l’appétit boulimique de l’autodidacte. Phénomène de compensation sans doute, une vocation pour l’enseignement se découvre en lui : à quatorze ans, il apprend à lire à un groupe de jeunes gens. Après un passage dans l’armée, il doit, à vingt ans, s’exiler au Chili pour des raisons politiques. Il devient maître d’école, boutiquier, mineur même. La nuit, il use sa santé à traduire Walter Scott. À l’âge de vingt-cinq ans, il revient dans sa ville natale, y fonde un collège de jeunes filles et un journal qui lui vaut des persécutions et un nouvel exil au Chili. C’est alors que commence vraiment sa carrière de journaliste et d’écrivain. El Mercurio est sa première tribune lorsqu’en 1842 a lieu entre lui, défenseur des idées romantiques, et le classique Andrés Bello* une mémorable polémique. Cette même année voit la création, à Santiago, de la première école normale d’instituteurs de l’Amérique australe. Sarmiento en est nommé directeur. En 1845, il publie en feuilleton un livre, difficile à classer dans un genre défini, qui est un des grands chefs-d’œuvre de la littérature hispano-américaine : Facundo. Document historique incomparable sur la sinistre époque de Juan Manuel de Rosas (1793-1877), biographie du caudillo Juan Facundo Quiroga, cet ouvrage complexe est en même temps une analyse du conflit qui oppose en Argentine la civilisation à la barbarie, la ville à la campagne. Pénétré par la conviction qu’il a une mission civilisatrice à accomplir, Sarmiento dénonce la barbarie, symbolisée par Quiroga et Rosas, qui empêche la jeune république d’avancer sur le chemin du progrès. Éduquer et peupler, par l’immigration, sont les deux lignes de force d’un programme qu’il défendra toute sa vie.

Envoyé en mission officielle en Europe et aux États-Unis pour s’informer sur les méthodes d’enseignement qui y sont pratiquées, il revient au Chili en 1848 avec la matière d’un volumineux rapport, De l’éducation populaire, et le récit de ses Voyages (1849). De 1850 datent ses Souvenirs de province, autobiographie pleine de vie et peinture de la petite ville provinciale de son enfance. On retrouve ce goût de l’autobiographie chez Sarmiento dans sa Campagne de la grande armée, écrite après la bataille du Mont Caseros (1852), à laquelle il a participé aux côtés de Justo José de Urquiza (1800-1870) et qui marque la chute de Rosas. Ayant rompu avec Urquiza, il part de nouveau pour le Chili. Les Cent Une lettres qu’il adresse à Juan Bautista Alberdi (1810-1884), favorable à Urquiza, sont un modèle de prose polémique où éclate la richesse profuse de son verbe.

Sénateur, gouverneur de sa province natale, ambassadeur tour à tour, Sarmiento est élu président de la République en 1868. Dans chacune de ces fonctions, il montre le même souci d’incorporer son pays aux courants civilisateurs grâce à une double politique d’éducation des masses (fondation d’écoles, de bibliothèques) et d’enrichissement (immigration européenne, progrès technique). Jusqu’à sa mort, il remplit des postes importants où son action traduit la même volonté progressiste.

Mais l’énorme activité du réformateur ne doit pas faire oublier l’œuvre de l’écrivain. Journaliste-né, tenant la presse, « arme de civilisation et de progrès », en haute estime, Sarmiento est avant tout soucieux d’efficacité, que ce soit pour faire le procès de la tyrannie ou pour défendre une cause personnelle. Prisant fort le « jeu bien amusant » de la polémique, Sarmiento sait se montrer redoutable et, pour être le gagnant du jeu, utiliser tous les moyens d’expression possibles : exclamation, apostrophe, sarcasmes, etc. Sa prose torrentielle, souvent incorrecte mais sillonnée d’éclairs de génie, totalement spontanée (Sarmiento ne se relit pas) est bien faite pour porter des coups. C’est cet écrivain fougueux, ce tempérament volcanique, passionné, confiant dans l’avenir, dans son propre destin (« Je suis Don Moi ») et dans celui de son pays, auquel il s’identifie, que l’Argentine eut le privilège d’avoir pour guider ses premiers pas de nation indépendante.

J.-P. V.

 A. Palcos, Sarmiento (Buenos Aires, 1929 ; 3e éd., 1938). / A. W. Bunkley, The Life of Sarmiento (Princeton, N. J., 1952). / P. Verdevoye, Domingo Faustino Sarmiento, éducateur et publiciste entre 1839 et 1852 (Impr. Jouve, 1965).

Sarraute (Nathalie)

Femme de lettres française (Ivanovo, Russie, 1900).


Sous la rubrique « nouveau roman » ont été groupées des œuvres qui sont très différentes, sinon inconciliables, par leur ton, leur forme, leur contenu. Pourtant, Beckelt*, Butor*, Robbe-Grillet*, Sarraute ont eu en commun de refuser une certaine image du romanesque, et c’est Nathalie Sarraute qui exposa le plus clairement, entre 1947 et 1956, la raison fondamentale de ce refus : il s’agissait de nier que la mission du roman fût de proposer au lecteur une figure précise, une représentation sans failles d’un individu, d’une existence, d’une société. Portrait d’un inconnu (1949) et l’Ère du soupçon (1956) étaient destinés à semer le doute parmi ceux qui croyaient à l’intangible, à la nécessaire vérité des œuvres de Tolstoï et de Proust. Le roman était récusé en tant qu’art de la certitude, et Nathalie Sarraute expliquait pourquoi le « nouveau roman » s’établissait sur le registre de l’incertain.


L’antipersonnage

Pour la connaissance du roman contemporain, la préface qu’écrivit J.-P. Sartre à Portrait d’un inconnu n’a pas moins d’importance que le texte lui-même, qui tient du récit et de l’essai. En tenant cette œuvre pour un antiroman, Sartre voulait sans doute en marquer l’originalité, sinon le caractère révolutionnaire. En 1947 (malgré Joyce, Faulkner ou Kafka), l’image culturelle du roman était celle d’un ouvrage destiné à fixer les traits d’un certain nombre de personnes, dont les destinées étaient retracées historiquement, et à proposer au lecteur une vision cohérente de la vie et du monde. Or, Nathalie Sarraute déclarait que les romanciers avaient figuré des personnes qui leur étaient en réalité inconnues. Plus exactement, les romanciers avaient cru exprimer des êtres, alors que leurs modèles ne leur avaient jamais offert que des apparences d’eux-mêmes : leurs visages sociaux, socialisés. Le romancier dupe ainsi son lecteur, qui de bonne foi accepte le masque pour la personne. Dans la vie réelle, tous les individus sont semblables au vieux prince Bolkonski de Guerre et Paix : ils se présentent les uns aux autres des masques durcis par les conventions, les peurs, les méfiances, l’intérêt. Ils ne communiquent pas. Si, très rarement, un bref contact s’établit, c’est à la faveur d’une ouverture vite refermée, « comme la fontanelle des petits enfants ».