Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sarraute (Nathalie) (suite)

Les figures trop nettes et pleines des romans de Balzac ou de Tolstoï signifient une illusion plus profonde et plus générale : celle du discours. Nous croyons tenir des propos cohérents, explicatifs, propres à assurer une communication. En fait, celle-ci ne repose que sur les conventions sociales : nous ne faisons jamais que tendre vers le discours, comme nous nous efforçons seulement de saisir les véritables contours des personnes, leur véritable nature. Et tel doit être l’objet du roman : retranscrire ces essais toujours avortés pour communiquer. Exprimer non des conversations, mais des sous-conversations.

Sartre observa très justement que l’homme de N. Sarraute « était un va-et-vient incessant entre le particulier et le général ». Le général, c’est la croyance en l’existence d’un homme universel et d’individus repérables, catégorisables socialement comme psychologiquement. Le particulier, c’est la réalité de nos vains efforts pour connaître une « généralité » et une « singularité » toujours fuyantes, sans cesse évanouies. Le personnage, la personne sont des mythes, des noms si l’on préfère, comme le montrera N. Sarraute dans Martereau (1953). Les romanciers sont coupables de nous avoir fait confondre des individus avec leur état civil. Sartre était donc fondé à penser que N. Sarraute, en orientant une écriture romanesque nouvelle vers le registre de la « sous-conversation », prenait parti pour l’existence contre l’essence : « par-delà le psychologique », les techniques de l’écrivain « permettaient » d’atteindre la réalité humaine dans son existence même. Pourtant, l’existentialité de Tropismes, puis de Martereau portait atteinte aux bases de la pensée et de la littérature existentialistes. Car dans la Nausée comme dans les Chemins de la liberté, l’homme devait prendre conscience que tous les éléments ou aspects du monde sont chargés de sens, et que par conséquent l’individu, sauf à perdre sa liberté, devait inlassablement signifier sa vie. Au contraire, les fictions de N. Sarraute (moins radicalement certes que les textes de Robbe-Grillet) tendaient à montrer que tout contact réel est impossible entre les êtres, et surtout que nul n’est en mesure de donner un sens précis et cohérent à ses expériences. Nous ne faisons qu’aller vers le sens, puisque nous allons seulement en direction d’autrui et des objets.


Les approches du langage

La parenté est évidente entre la situation fondamentale de l’Invitée, de Simone de Beauvoir, et la thèse de l’incommunicabilité exposée dans Portrait d’un inconnu (1949), puis illustrée de Martereau (1953) à Vous les entendez ? (1972). Profondément existentialiste, le roman de S. de Beauvoir mettait en scène une jeune femme (Xavière) qui résiste, par un alliage d’inertie et de faux-fuyants, à toutes les tentatives d’un couple pour l’amener à une communication authentique, sentie, vivante. Les fictions de N. Sarraute traiteront également de cette approche du mythe de la personne, mais l’écrivain s’en tiendra à l’approche « en soi », aux essais toujours vains, toujours avortés des individus pour prendre contact avec l’Autre par un langage qui est sans cesse rompu, émietté, comme si N. Sarraute écrivait entre les lignes de l’Invitée. Pour S. de Beauvoir, l’échec de la communication, la vanité de tout discours, l’impossibilité de faire coïncider un langage avec un sens, la résistance d’un être à tout engagement, à toute participation, étaient tragiques. « Toute conscience poursuit la mort de l’autre » : le constat de Hegel hante l’héroïne de l’Invitée quand elle comprend qu’« on ne pourrait que tourner en rond tout autour (de Xavière) dans une exclusion éternelle ». Tourner en rond : tel est le sujet de Tropismes et du Planétarium (1959). Mais cette fois ce sont des langages tâtonnants qui se meuvent par brides, autour de ce que devrait être le langage pour permettre une communication authentique, directe, efficace. Les narrateurs presque anonymes de N. Sarraute s’essaient, en secret, à préparer cette communication idéale, à moins que leurs paroles décousues ne soient les résidus d’un contact qui fut seulement superficiel et mondain : un malentendu.


Le sujet soupçonné

Nous ne parlons jamais pour ne rien dire : nous parlons parce que la chose à dire se dérobe toujours. L’objet du langage échappe au langage, mais celui-ci doit poursuivre inlassablement celui-là. On le voit bien dans le théâtre de N. Sarraute, constitué de pièces brèves qui se présentent le plus souvent comme des psychodrames. Ainsi, dans le Silence (1967), un personnage, du fait qu’il demeure imperturbablement silencieux dans un salon, polarise les propos des autres et s’attire une haine croissante, comme s’il démentait que le propre de l’homme fût de parler. Précisons que les fictions et les pièces de N. Sarraute ont une profonde signification sociale : plus on est puissant, installé dans la vie, moins la parole vous est nécessaire. Les faibles, en revanche, ont un besoin vital d’approches, d’approcher.

En réalité, l’œuvre de N. Sarraute, tout comme celles de S. Beckett et d’A. Robbe-Grillet, s’ajoute à une progressive contestation de l’idée de sujet qu’avaient marquée les romans de Dostoïevski, de Conrad, de Proust, de Joyce. De Stendhal au « nouveau roman », on voit de moins en moins l’individu (le personnage romanesque) maître de soi-même, sûr de sa cohérence, persuadé de son pouvoir sur le monde, ou même de la simple réalité de celui-ci. Il considère de moins en moins le monde comme un ordre, comme le résultat d’une histoire et il doute même d’être le sujet de ses propres discours. Tels sont les narrateurs de Proust et de Virginia Woolf, dont les « prises » sur le réel sont seulement des essais, et qui sentent non seulement que leur être social est contradictoire de leur être « personnel », mais encore que leur conscience profonde dispute son empire à leur conscience claire.

On pourrait donc s’étonner que dans son texte théorique le plus important, l’Ère du soupçon, N. Sarraute ait déclaré Proust et Virginia Woolf suspects de figuratisme tout autant que Tolstoï ou Balzac. Étonnement d’autant plus justifié que Virginia Woolf, dans ses réflexions sur le roman, avait déjà « soupçonné » le romanesque « cohérent » et « représentatif » en des termes tout à fait semblables à ceux de N. Sarraute. Cependant, l’auteur de Tropismes avait quelque raison de penser que Proust avait surtout exalté un mythe psychologique, comme Balzac avait exalté un mythe social.

M. Z.

➙ Roman.

 M. Cranaki et Y. Belaval, Nathalie Sarraute (Gallimard, 1965). / R. Micha, Nathalie Sarraute (Éd. universitaires, 1966). / M. Tison-Braun, Nathalie Sarraute ou la Recherche de l’authenticité (Gallimard, 1971).