Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

Rousseau (Henri)

Peintre français (Laval 1844 - Paris 1910).


Rousseau occupe dans l’histoire de l’art moderne une position exceptionnelle. En effet, bien qu’ayant poursuivi son œuvre solitaire sans partager le moins du monde les motivations des grands pionniers de la révolution des arts plastiques, il a pris place parmi eux, comme plusieurs et non des moindres en ont convenu. En outre, le rayonnement de son œuvre n’ayant cessé de s’étendre depuis sa disparition, il se pourrait qu’il apparaisse bientôt comme le plus grand de tous et que son testament spirituel, le Rêve (Museum of Modern Art, New York), soit considéré comme le phare de la peinture du xxe s.


Un « art sorti des profondeurs du peuple » (R. Delaunay)

Ce qui distingue en premier lieu Henri Rousseau des autres pionniers de l’art moderne, tous issus de la bourgeoisie, ce sont ses origines populaires, que souligne le surnom de « Douanier » dont on l’a trop longtemps affublé (fils d’un ferblantier, il a été vingt-deux ans employé à l’Octroi avant de se consacrer exclusivement à la peinture à partir de 1893). Autodidacte, il n’est passé ni par les académies ni même par les cours du soir, et ce n’est qu’à l’âge de quarante et un ans qu’il apparaît dans la vie artistique en participant en 1885 au Salon des Champs-Élysées, puis au Salon des refusés. Mais depuis combien de temps déjà peignait-il ? On l’ignore. En tout cas, la plus ancienne toile que l’on connaisse de lui, Un soir de Carnaval (1886, musée de Philadelphie), est une œuvre admirable, figurant au nombre de ses plus mystérieuses comme de ses plus savantes. « Rousseau apparaît tout armé », écrit P. Descargues. Il n’y a aucune vraisemblance, bien entendu, que Rousseau ait commencé par peindre aussitôt des chefs-d’œuvre. Ce qui est certain, c’est qu’il ne choisit de montrer publiquement ses œuvres que lorsqu’il se sent en pleine possession de son « métier ». De cet instant, si l’on voit son assurance grandir, surtout dans les dernières années de sa vie (mais c’est que le succès a fini par venir et avant lui l’estime de l’avant-garde, des autres artistes), ce qui se traduit par une plus grande audace sur le plan technique et sur le plan thématique, les données stylistiques demeurent les mêmes de 1886 à 1910, au long de ces vingt-cinq années pendant lesquelles il expose régulièrement au Salon des indépendants (« ni jury, ni récompenses »). L’apparition publique de Rousseau n’est rendue possible, comme on l’a souvent remarqué, que par la ruine de l’académisme officiel, battu en brèche par l’avant-garde. Mais l’œuvre de Rousseau, qui déchaîne régulièrement l’hilarité du public du Salon, est absolument étrangère aux préoccupations de cette avant-garde qu’elle côtoie en aveugle. Qu’est-ce alors qui la meut avec une aussi grande certitude ?


« Surréaliste avant la lettre » (A. Breton)

S’il ne regarde pas (ou regarde sans la comprendre) la peinture des impressionnistes, des néo-impressionnistes, des fauves et des cubistes (un de ses derniers mois, sur son lit de mort, à propos de Robert Delaunay* : « Pourquoi Robert a-t-il cassé la tour [Eiffel] ? »), Rousseau va au Louvre et là regarde très attentivement. Peut-être, comme on l’a suggéré, avec une attention particulière pour les peintres du xve s., qui partagent avec lui le sens poétique du détail, du raccourci elliptique et l’ignorance de la perspective. Peut-être aussi Ucello* et Poussin*, avec lesquels il a en commun le sens magistral de la composition. Car, alors même que persiste, du moins aux yeux du profane, une sorte de gaucherie, son œuvre manifeste une incomparable science picturale. D’instinct, Rousseau sait la peinture. D’instinct et aussi au prix d’un labeur systématique, car, au contraire de la plupart, jamais il ne s’est soucié d’abréger le temps de la peinture, sans doute parce que ce temps est pour lui celui du plaisir et en outre (mais cela il ne le sait pas tout à fait) parce que c’est ce que les mythographes nomment le « Grand Temps », à savoir le temps sacré des débuts du monde, le temps où l’homme et le monde s’accordaient mystérieusement. Au journaliste Arsène Alexandre, Rousseau déclarait : « Croiriez-vous, quand je vois ce soleil, cette verdure, ces fleurs, je me dis parfois : c’est à moi, tout ça ! » Admirables paroles, qui montrent quelle communion mystique avec la nature s’établit ici par l’intermédiaire de la peinture. Et il n’est pas douteux que pareille communion s’obtienne au prix d’une transe particulière (« Il avait un sentiment si fort de la réalité que, quand il peignait un sujet fantastique, il s’épouvantait parfois et, tremblant, il était obligé d’ouvrir la fenêtre », raconte Apollinaire), transe à la faveur de laquelle lui apparaît la vérité cachée des êtres et des choses, somme toute le secret du monde. C’est ce qui rend si mystérieux certains paysages de banlieues sans prestige (la Fabrique de chaises, la Carrière, l’Octroi), les hausse au même niveau visionnaire que les formidables « jungles » et, au dire d’André Breton*, situe Rousseau à côté de De Chirico* comme « surréaliste avant la lettre ». Du même coup, le « Douanier » assume ainsi la revanche du génie populaire sur l’art des classes dominantes, car cet art savant et inspiré constitue l’éblouissante résurgence d’un art populaire fondé certes sur la tradition, mais aussi sur une relation avec le cosmos. « Cet art sorti des profondeurs du peuple, complètement incompris dans les centres artistiques aussi bien des révolutionnaires que des académiques, le sera encore par sa haute réalisation », écrivait Robert Delaunay. C’est certainement cette profonde origine qui confère à la peinture d’Henri Rousseau non seulement « sa haute réalisation », mais sa force inouïe, que remarquait dès 1891 Félix Vallotton : « C’est, de plus, un terrible voisin ; il écrase tout. »

J. P.

➙ Naïf (art).