Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rousseau (Jean-Jacques) (suite)

Après les Confessions, Rousseau écrit les Dialogues, et, après ceux-ci, les Rêveries du promeneur solitaire, comme si, à chaque fois, tout n’avait pas été dit ou suffisamment mis en lumière, comme si le silence devenait impossible pour l’innocent. Alors que les Dialogues nous montrent Rousseau et Jean-Jacques s’entretenant d’un absent, les Rêveries du promeneur solitaire marquent le moment tant attendu où les deux pôles de lui-même se rejoignent pour devenir ce qu’il a toujours été, ce qu’il sera devant l’éternité : Jean-Jacques Rousseau. Car il ne lui reste que lui-même : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de père, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » Alors il se promène dans les avenues de son rêve, qui est lui-même, des avenues où il lève à chaque pas des souvenirs, où il revit « le court bonheur de sa vie », ces jours privilégiés aux Charmettes, auprès de Mme de Warens, à qui va sa dernière pensée, l’expression de sa piété et de sa fidélité à ce qu’il y eut d’harmonieux dans sa vie.

Dans les Rêveries surtout, Rousseau se montre un grand musicien du style ; mais, plus généralement, il est, sans que personne ne puisse songer à le nier, l’un des grands stylistes de la littérature française, peut-être justement parce qu’il voulut toujours harmoniser sa vie à la littérature et trouver le vrai style de vie, l’authentique art de vivre. Il avait conscience de son originalité, car il se voulut et il fut réellement un homme qui dit « autre chose » ; il bouleversa, il émut, il scandalisa, il irrita, mais il le fit toujours « en conscience » : il savait que, pour dire autre chose, il fallait le dire autrement. Dans ses Confessions, il déclare : « Il faudrait, pour ce que j’ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet. » Et ce langage, il l’inventa. Chateaubriand, Senancour, Stendhal, Gide, parmi beaucoup d’autres, se souviendront de cette prose musicale, poétique ou heurtée, pathétique, qui fut proche de celle que rêva Baudelaire, « assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». Il y a chez Rousseau une quête du style qui va de pair avec la quête de soi et dont l’Essai sur l’origine des langues (posthume) marque une étape capitale. Rousseau y affirme « que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions », et il ajoute : « On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes. » De plus. Rousseau est un « adulte » de la littérature, venu tard à l’écriture. Il joua de tous les tons, de tous les styles : dans ses Discours, l’éloquence rhétorique fait vibrer le souffle polémique, qu’on retrouve, aussi violent, mais plus intérieur, dans la Lettre à d’Alembert. L’Émile et le Contrat social frappent par leur rigueur logique, tandis que les Confessions et les Rêveries du promeneur solitaire séduisent par leur virtuosité et leur simplicité : Rousseau renonce à dire, semble-t-il, et il dit pourtant l’essentiel. Enfin, la Nouvelle Héloïse rassemble dans une harmonie supérieure — représentée — tous les styles. Celui que d’aucuns dénoncent comme un « maître chanteur » fut toujours à la recherche de cette parole originelle, pure et « immédiate » dont il parle dans son Essai sur l’origine des langues : « Elle persuaderait sans convaincre, et peindrait sans raisonner [...]. L’on chanterait au lieu de parler. »

Ce fut sans doute là, derrière le cauchemar d’une vie, le seul rêve qui fut exaucé et qui, toujours, donne à rêver.

M. L.

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