Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rousseau (Jean-Jacques) (suite)

L’action est à la fois complexe et très simple : complexe eu égard à la richesse intérieure et aux exigences morales, sociales, passionnelles des personnages ; très simple en ce que les « événements » y sont rares, choisis et toujours issus de la nécessité et des contradictions propres aux caractères mis en relation étroite, ce que Rousseau, conscient de son originalité, écrivait : « Il vous faut des hommes communs et des événements rares ; je crois que j’aimerais mieux le contraire. » De plus, la Nouvelle Héloïse contient la somme des idées, des sentiments et des rêves de Rousseau, car il ne faut pas oublier que, parallèlement, il écrivait l’Émile, la Lettre à d’Alembert et le Contrat social. D’où de longues, mais jamais d’arbitraires digressions : sur le théâtre en France, le duel, le suicide, l’éducation, l’égalité sociale, l’adultère, la religion. Rousseau, en effet, cherche le sens de la vie et les conditions d’une vie harmonieuse. C’est cette méditation sur l’harmonie qui unifie le roman et donne son sens à l’opposition entre vertu et passion. La vertu est le centre de gravité de ce groupe d’élus qui entourent Julie comme les fidèles leur déesse : or, la vertu n’est pas chose acquise, mais vœu, effort. Julie elle-même doit se perdre pour se sauver et sauver les autres ; Saint-Preux recherche en elle la vertu, mais Julie ne la possède que loin de Saint-Preux ou séparée de lui par cette vertu même ; d’où les contradictions et les tensions : vertu sans présence de l’aimé, amour tenu à distance par la vertu, amour maudissant la vertu, vertu sacrifiant l’amour, nous assistons à une quête de l’harmonie. En effet, ce n’est que lorsque l’amour et la vertu perdent leur violence de contraires que devient pleinement possible l’harmonie, qui réside dès lors tout entière dans la vertu de l’amour. Il n’y a pas abandon, mais dépassement ; il ne s’agit pas de perte, mais d’unification dans une plénitude platonique.

Et c’est là le sens de cette société intime : on ne peut séparer un seul membre sans amoindrir les autres ; on ne peut séparer Julie de ses parents, de son mari, M. de Wolmar, de ses enfants, de ses neveux, de Fanchon, sa protégée, de ses gens, de sa maison et de Clarens tout entier sans faire perdre à tous le sens de leur vie, qui est d’être autour de Julie, et sans faire perdre à Julie elle-même sa « vertu », qui est de rassembler tous les cœurs autour d’elle et de les harmoniser avec cette vertu dont elle veut faire et fait le sens de sa vie. Car c’est le paradis de la vertu — c’est-à-dire de la vie naturelle et bonne, de la « vraie vie » — que Rousseau a peint en mettant aux prises passion et morale pour une conciliation des contraires. Dans ce roman, qui cherche à réaliser un monde harmonieux, le temps et le lieu se déplacent selon de brusques ou subtiles progressions : c’est le temps qui éprouve la passion et la vertu, qui les fait connaître pour ce qu’elles sont et doivent être à ceux qui en sont « possédés » ; c’est le lieu qui s’élargit, s’amplifie ou se resserre et se contracte, selon le rythme double ou unifié du cœur et du devoir, qui, peu à peu, se stabilise pour se fondre avec le temps dans l’harmonie : lorsque Julie meurt, c’est l’illumination ; tous, alors, se connaissent et la connaissent, et Julie ne disparaît que pour revenir bénir, plus belle, plus pure, plus haute, ceux qui suivent son exemple et poursuivent, dans la réalité transparente, le rêve de l’harmonie.

Ce rêve, Rousseau tente de le revivre en revivant sa vie et, à sa lumière, de se justifier : il écrit les Confessions. Il veut se découvrir, à soi et aux autres : c’est un écrivain qui n’écrit pas pour écrire, mais pour parler, pour faire entendre sa voix, pour rendre un son pur. Mais, alors que son rêve lui apparaît comme la clef unique de sa vie, il découvre que personne ne veut entrer avec lui dans son monde, que personne ne veut l’entendre. Il parlera pour lui, il écoutera la voix de sa conscience — et l’écriture devient alors son lieu le plus intime, le pays d’élection de son exil : sa purification profonde, intérieure. Que sa vie confirme ses théories, qu’elle soit innocente, qu’elle soit son alibi contre le monde — et peut-être aussi, parfois, contre lui-même —, il le dit et le redit, et cette volonté de dévoilement montre bien à quel point il ne peut séparer la littérature de sa vie, faisant de la littérature le révélateur de sa vie et de sa vie la garantie de son innocence littéraire. Les Confessions constituent alors un document humain, le seul, selon Rousseau, à n’être pas truqué ; il pourra servir d’exemple et de point de comparaison. Rousseau est à lui-même son modèle et son garant. « Qui suis-je ? », demande-t-il : « Je sens mon cœur. » Pour celui qui prend comme critère de vérité le sentiment et la sensation, il n’est pas possible de se tromper et il n’est pas pensable qu’il puisse tromper son lecteur, ni que celui-ci, à moins qu’il ne fasse partie du « complot », puisse se tromper sur son compte. Car c’est au lecteur de juger : « Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. » Mais si le lecteur choisit mal, s’il ne veut pas voir, « toute l’erreur sera de son fait [...] ». Rousseau est innocent des autres. Pour lui, il lui suffit de « rentrer au-dedans de [soi] », de se retrouver toujours présent à lui-même dans une durée superposée : « En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent, je peindrai doublement mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit. » Il faut dévoiler l’innocence du temps...

Mais le temps est oubli de soi : il faut à chaque moment se reconnaître pour se connaître. Peu à peu, Rousseau et le temps finissent par ne plus faire qu’un : à force de se souvenir de soi, le temps disparaît, l’âme reste en elle-même dans l’évidence de sa proximité et de sa transparence. Et Rousseau rejoint son rêve : « s’éveiller » — comme disait Valéry —, mais s’éveiller lui-même.