Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rousseau (Jean-Jacques) (suite)

Dans ce « système », Rousseau apparaît tout à la fois comme un moraliste à l’antique, un réformateur social, un esprit très pratique et un métaphysicien sermonneur. Le livre IV, qui contient la Profession de foi du vicaire savoyard, renferme le principe de cette éducation : la religion naturelle. Contre les rationalistes relativistes (Montaigne, Helvétius) et les croyants qui font dépendre la morale d’une révélation surnaturelle (courant janséniste), Rousseau affirme l’existence de l’Être suprême, garantie par l’« ordre sensible de l’univers » et confirmée par le « sentiment intérieur ». C’est retrouver là, après la médiation de l’éducation, le postulat « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » (non naturel). Devant l’« essence infinie de Dieu », l’homme doit se résigner au silence dans l’adoration : « Le plus digne usage de ma raison est de m’anéantir devant Toi. » Le déisme de Rousseau, fondé sur sa foi en la Providence, sur sa croyance en l’immortalité de l’âme, lui donne aussi la foi en son propre cœur : « Le culte essentiel est celui du cœur. » Ainsi, se conduire selon la nature, c’est se conduire selon la volonté divine : il faut obéir à sa conscience, « juge infaillible du bien et du mal » ; il faut rentrer en soi-même pour y découvrir ce « principe inné de justice et de vertu » : « Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix [...]. » Cette religion naturelle et cette morale de la conscience peuvent se résumer en ces termes de Rousseau : Dieu nous a donné « la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir. » À cet idéal moral et éducatif correspond l’idéal politique du Contrat social.

Le Contrat social n’est qu’un fragment, le seul qui reste, purement théorique et logique, du traité des Institutions politiques, auquel médita longtemps Rousseau. En ce sens, ce n’est pas une utopie, mais l’exposé rigoureux des nécessités théoriques de tout bon gouvernement, Rousseau ne prétendant pas donner un fondement historique à l’État, mais visant à construire un fondement juridique. Le problème est le suivant : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » La condition essentielle de cette liberté civile réside dans « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». On passe ainsi de la notion de droit naturel au concept de liberté civile et de l’état d’inégalité naturelle (ou sociale, lorsque la société ne repose pas sur le pacte) à celui d’égalité et de justice sociales. La thèse est propre à Rousseau en ce qu’il s’agit de retrouver la liberté naturelle dans l’égalité sociale. Aussi le sacrifice doit-il être égal pour tous, total : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. » Ainsi naît la « volonté générale », grâce à laquelle chacun est membre et souverain du Tout. C’est un nouvel être qui sort du pacte : le Tout présent en chaque associé. L’individu devient citoyen et responsable de la justice du contrat, c’est-à-dire de lui-même : si le pacte est « violé », chacun rentre alors dans ses premiers droits et « reprend sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça ». Mais si le pacte est observé, l’état social offre à l’individu plus d’avantages que l’état de nature : il l’élève à la dignité morale et à la conscience politique. On peut alors parler d’une évolution réfléchie de Rousseau, à la recherche de la liberté morale, qui, seule, « rend l’homme vraiment maître de lui : car l’impulsion du seul appétit est l’esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». En définitive, c’est la conscience morale qui désire le pacte, qui le consolide, qui le préserve et qui le juge. Conscience morale et liberté sociale sont inséparables : ces hypothèses logiques tiennent donc, on le voit, aux exigences de conciliation les plus profondes de Rousseau. Pour une part, elles sont à la base de la Nouvelle Héloïse, qui traite, sous forme romanesque, de l’intégration du particulier (l’individu, le moi) dans la volonté générale (la communauté, la vertu) et de la tension entre leurs exigences, et qui réalise, cette fois, une utopie de la vie harmonieuse.


L’harmonie

Dans la Nouvelle Héloïse, roman par lettres, Rousseau fait vivre la morale de l’Émile et du Contrat social, qui n’est pas le devoir, mais la voix de la conscience. Il apprend ainsi la plénitude de la sensibilité, en la montrant déchirée entre la morale et la passion. En ce sens, ce roman, où l’on abuse des points d’exclamation et de suspension, constitue un attentat contre la philosophie rationaliste : son succès est extravagant, mais il marque aussi le début de la persécution de Voltaire et le divorce définitif avec Diderot. Ce roman, c’est le grand rêve de Rousseau « dévoré du besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu bien satisfaire » : « L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eût bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur [...]. Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images [...]. J’imaginai deux amies [...]. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animaient la tendresse et la sensibilité. Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l’une un amant dont l’autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus [...]. Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. »