Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (suite)

Après les romans picaresques et Cervantès, après Defoe, Marivaux, Balzac, Flaubert, Joyce, les récits de Kafka apportaient la preuve qu’entre telle conception de la personne et telle forme narrative le parallélisme est toujours rigoureux. La forme du Procès, par exemple, adhère à un constant « ici-et-maintenant » parce qu’un individu (« K ») est contraint d’y adhérer : il ne peut donc penser qu’en fonction d’un « procès » (d’un engrenage social) qui, sans cesse présent, sans cesse nouveau dans sa monotonie mécanisée, lui interdit de penser à quelque valeur que ce soit, excepté à la validité du procès fantôme dont il est, sans raison apparente, l’objet.

Cependant, les œuvres de Kafka vont influencer les « nouveaux romanciers », à titre d’exemples formels bien plutôt que par leur substance. De ces œuvres, ils tireront bien moins une leçon d’absurde qu’une leçon de « présence ». Il est très significatif que Nathalie Sarraute* dans l’Ère du soupçon, S. Beckett dans Molloy, A. Robbe-Grillet dans un de ses textes théoriques aient tous trois accusé Albert Camus* d’avoir érigé l’absurde en morale « positive ». N. Sarraute, en particulier, reprochera à Camus d’avoir déduit une morale, une « vision du monde » d’une situation que, dans l’Étranger, il avait commencé par simplement décrire : celle d’un homme dont les comportements consistaient à regarder, à « être témoin de », sans rien conclure de sa qualité d’étranger. Pour les écrivains du nouveau roman, un tel individu est l’homme réel : celui qui se trouve toujours devant le monde. Mais l’Ère du soupçon (texte théorique fondamental des années 50, avec Nature, humanisme, tragédie, d’A. Robbe-Grillet) ne donnait pas seulement pour suspectes toutes les « thèses » qu’un roman pût énoncer et défendre. N. Sarraute adressait en outre à Proust et à Virginia Woolf le même reproche de représentation que ceux-ci avaient fait aux imitateurs de Balzac ou du roman naturaliste : en dépit de leur fluctuance et de leurs ambiguïtés, le narrateur du Temps perdu et l’héroïne de Mrs. Dalloway constituaient des modèles de profondeur, qui (indûment) donnaient des traits précis à la personne humaine.

À partir du principe du « ici-et-maintenant », le nouveau roman empruntera trois directions majeures. N. Sarraute (Portrait d’un inconnu, Tropismes) va montrer que nos comportements, et nos actes, sont seulement des approches. Dans Molloy ou Malone meurt, S. Beckett va appliquer un principe d’indétermination radical (« Il pleuvait. — Il ne pleuvait pas » [fin de Molloy]). Et Robbe-Grillet (le Voyeur) fondera son travail romanesque sur les contours, les positions et les proportions des choses, qui en effet ne sont jamais que « là » : l’imagination ne peut les modifier.

Le nouveau roman n’aura pas été une école strictement française : l’homme-au-présent est celui des récits des Américains J. Kerouac (Sur la route) et W. Burroughs (la Machine molle). La littérature qu’on a appelée littérature du constat aura exprimé avant tout une négation du poids du passé, et par conséquent du tragique. En cela, ses auteurs se seront séparés de Kafka comme de Faulkner et du théâtre de Pirandello.


La perception romanesque

On réfère volontiers la fonction et la signification du roman au registre de l’imaginaire. En réalité, le romanesque s’applique moins à permettre au lecteur d’imaginer des événements, des êtres, des choses qu’à les lui faire percevoir dans leur existence, au sens donné à ce terme par la phénoménologie. Le roman fait apparaître des phénomènes : ceux-ci se détachent sur le fond de nos langages (de nos discours usuels) comme sur le fond de nos regards quotidiens sur la réalité et sur celui de nos sensations émoussées. Discours, regards, impressions que nos habitudes usent ou mécanisent, que nos passions ou nos intérêts surchargent, enrobent, dénaturent ou érodent, et qui témoignent du peu de temps dont nous disposons pour prendre conscience de la réalité dans ses ensembles, et surtout dans ses détails. Qu’il soit de Balzac ou de Faulkner, le roman transforme le réel en une écriture qui nous fait percevoir à la fois sa continuité et sa discontinuité : la continuité (ou la cohérence) d’une sordide pension de famille en tant que phénomène sociologique, et la discontinuité des objets et des individus qui la constituent (le Père Goriot). La continuité (chez Faulkner) de la petite ville de Jefferson ou de la « légende du Sud », et la discontinuité de la mémoire humaine, du toucher humain, du temps des montres ou des horloges, dont nous sentons les minutes absurdes nous agresser, comme si jamais nous n’avions encore mesuré le temps. Le roman rassemble et distingue, ordonne et différencie les milieux sociaux, les consciences, le naturel et le culturel. À telle époque, comme l’observe Maurice Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, un roman de Balzac (le Lys dans la vallée) nous montrera comment un bouquet de fleurs dit, résume tout le discours affectif d’une classe sociale. À une autre époque, c’est par le roman que nous apprendrons qu’un objet a une forme, un aspect mesurables.

Mais entre le Lys dans la vallée et le Voyeur, les différences, les écarts sont spécifiques. Les « grands » romanciers se distinguent des « autres » en ce qu’ils savent choisir et cerner l’objet de leur œuvre, donc définir avec précision le langage de celle-ci. C’est un aspect qui leur sembla essentiel de la personne, dans un moment historique, que ces romanciers voulurent fixer en écriture. Même quand ils embrassent une réalité humaine et matérielle considérable, les grands romans demeurent partiels et partiaux : ils insistent sur certains aspects du monde et de la vie, et grâce à cette sélectivité sont des écoles de perception.

Le propos de J.-P. Sartre : « Toute technique romanesque renvoie à la métaphysique du romancier », signifie qu’une pensée du monde est nécessaire pour que soient mis en jeu des procédés permettant de traduire ce monde. Entre la conception du réel (métaphysique ou non) et la perception qui en est proposée au lecteur, les formes romanesques sont médiatrices. Considérons les problèmes de l’esthétique du roman.