Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (suite)

L’esthétique du roman


Histoire, mais structure.
Genre, mais art

Les aspects du roman sont innombrables. Pourtant, la création romanesque est gouvernée par trois principes. Le premier concerne la relation entre histoire et structure ; le second a trait à la cohérence du texte romanesque ; le troisième ressortit aux notions d’art et d’esthétique proprement dites.

Avec raison, Cl. Lévi-Strauss et G. Dumézil ont insisté sur la nature linéaire, fluviale du roman. Toutefois, cette linéarité n’est telle que par comparaison et par référence au caractère ordonné, sinon systématique, du mythe, de l’épopée, ou encore de la tragédie. S’il est vrai que le roman est par excellence le genre représentatif de sociétés « se livrant à l’histoire », c’est cependant le sens de ce cours historique qui a toujours préoccupé les romanciers. Les conteurs qui étiraient des lambeaux de mythes ou d’épopées montraient par là leur croyance en un homme, en une humanité qui « devient », mais ce devenir se concrétisait, dans le récit, par des séries de répétitions, par des épisodes qui semblent toujours recommencés. Lévi-Strauss a lui-même souligné la contradiction du roman-feuilleton : le romancier (Eugène Sue) compense le cours fatal d’une histoire (composée de « cycles courts ») par une morale abstraite et idéaliste qu’exprime la « fin heureuse » du récit. Le romancier a donc composé, en fonction de cette éthique, une narration dont le cours était pourtant historique. Le feuilleton apporte la preuve par l’absurde que, dans tout récit romanesque, une structure est toujours mise en relation (positive ou négative, directe ou contradictoire) avec l’histoire, comme avec une « histoire ».

Aussi, la création romanesque se trouve-t-elle confrontée au problème suivant : l’homme est historique, mais, puisque l’Histoire ne finit jamais (elle est continue et continuelle), il faut que l’écrivain (tel A. de La Sale dans Jehan de Saintré) confère à son récit une organisation propre à terminer l’avance interminable de l’histoire. Résoudre cette contradiction est au centre le plus profond de la création romanesque. Le sens et la vraisemblance du roman relèvent de l’établissement d’un rapport entre une composition non temporelle et une progression temporelle. Plus l’on approche du xxe s., plus ce rapport se manifeste en termes d’opposition ou de contradiction : dans l’œuvre de Proust, de Joyce, de Faulkner, de Robbe-Grillet, la composition du roman se présente comme une défense contre l’absurdité du cours de l’Histoire.

Cette dualité du structurel et du linéaire (en fait : de l’espace et du temps) dans le roman, il n’est pas besoin de recourir aux exemples de Balzac ou de Faulkner pour la mettre en évidence. Car tout romancier choisit un thème (un « sujet ») qui est nécessairement spatial ou ponctuel (une passion contrariée, l’antagonisme d’un père et d’un fils, un simple événement même), qu’une narration développera historiquement.

On insistera en second lieu sur la cohérence du texte romanesque. Lorsqu’on centre l’étude du roman sur le personnage, on risque d’oublier que celui-ci est une unité textuelle qui est de même nature (de même « style ») que les autres éléments de l’œuvre (descriptions, dialogues). Le regard (affectif ou intellectuel) de Balzac sur les gens et les choses, sur les faits et sur les valeurs dépend d’une même « vision du monde », que traduit une même écriture. Une semblable cohérence caractérise l’œuvre de Proust.

Enfin (troisième principe), le roman est un art. Dans l’histoire du roman se manifestent des formes novatrices qui contrastent avec des formes académiques, ou traditionnelles. Dans le roman comme dans la peinture, les phénomènes d’innovation présentent un double caractère. D’une part, le romancier qui veut écrire une œuvre originale s’inspirera sans doute de textes romanesques qui furent nouveaux en leur temps, mais pour ne pas les imiter. D’autre part, comme on l’a dit plus haut, ce romancier cherchera à traduire ce qui lui semble être, à son époque, essentiel dans et pour l’homme. En tant que genre, le roman peut revêtir n’importe quelle forme, dans les limites d’une narration écrite en prose. En tant qu’art, il est soumis à la règle de spécificité qui consiste à savoir formuler un rapport rigoureux entre une substance nouvelle et des procédés nouveaux.

Novateur ou non, le romancier instaure des formes romanesques en opérant des choix dans les multiples aspects du réel dont il est le témoin comme dans les littératures dont il est le lecteur. Mais la liberté d’un choix implique d’admettre les limites de cette liberté. Ainsi, la technique du roman par lettres est commode, mais en l’utilisant l’écrivain se contraint à ne rien écrire que chacun des correspondants ne puisse savoir : il se prive des commentaires explicatifs dont peut user Balzac, et même Flaubert. En revanche, l’auteur du Père Goriot peut juger et commenter toutes les conduites de ses personnages, mais il doit alors apparaître au lecteur comme un historien et un sociologue, qui a pu étudier la société en général avant d’en présenter des cas particuliers. C’est pourquoi la vraisemblance du récit romanesque et l’omniscience du romancier relèvent d’un rapport logique entre le narrateur et la chose narrée. D’où l’importance pour le roman (comme pour le théâtre et le cinéma) du choix d’une optique narrative, d’un « point de vue ».


Les formes romanesques

L’art du roman comporte une suite d’écoles dont le nombre n’est guère moins élevé que celui des écoles de peinture. En définissant le roman comme un miroir promené le long d’un chemin, Stendhal semblait résumer les formes qu’avait revêtues le roman du xve au xixe s., et qui étaient des formes chroniques. Mais les grands romanciers de cette période avaient exprimé par de telles formes un réalisme historique parce qu’ils prenaient l’expression « sens de l’histoire » dans sa double acception : l’histoire avait tout ensemble une direction et une signification. Or, en dépit de sa formule célèbre, Stendhal ne reflète qu’en apparence, dans ses romans, le cours de l’histoire. Les destins de Julien Sorel et de Fabrice del Dongo montrent à l’évidence que l’histoire n’a plus de sens, ni la société.