Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Rétrécissement sociologique, expansion psychologique, mise en évidence des valeurs artistiques caractérisent tout ensemble un tournant décisif du romanesque, qui coïncide avec le déclin du naturalisme et, plus généralement, du réalisme historique et social. Les dimensions considérables prises par les sociétés, observera en 1944 le romancier américain Saul Bellow*, font que les personnages romanesques ont des dimensions moindres qu’autrefois. Les sociétés ne se sont pas seulement étendues, elles se sont en outre différenciées, cloisonnées en classes de moins en moins communicantes. Aussi, l’écrivain est-il voué à étudier des relations interpersonnelles plutôt que de vastes ensembles sociaux. Si la vie mondaine propose à Henry James, puis à Proust, un terrain d’observation étroit, le champ d’expérience offert à Joyce, à Dos Passos, à Faulkner n’est guère plus étendu. À Dublin (Joyce, Ulysse, 1922), à Berlin (A. Döblin, Berlin Alexanderplatz, 1929), à New York (Dos Passos, Manhattan Transfer, 1925) ou dans un comté du sud des États-Unis (Faulkner, le Bruit et la fureur, 1929), l’humanité se propose au romancier comme des atomes s’entrecroisant dans des espaces restreints et qui ne peuvent jamais se connaître ni se reconnaître. Parmi ces particules humaines, le romancier choisira un ou quelques individus qui sont contraints, pour retrouver leur identité, de se tourner vers leur vie intérieure, seule réaction possible à une existence mécanisée, où les rapports humains sont de constants malentendus. Que ces personnages fassent, comme chez Dos Passos (Manhattan Transfer), des tentatives sans cesse avortées pour exprimer leur « monologue intérieur », ou qu’au contraire ils y parviennent (très relativement) comme dans les œuvres de Proust, de Virginia Woolf ou de Faulkner, la signification du roman repose sur l’incommunicabilité, la non-réciprocité des consciences.

Le statut du personnage s’en trouve transformé. Pour Flaubert (encore), les premiers critères de réalité (de vraisemblance) du personnage étaient sociologiques : Madame Bovary a pour sous-titre Mœurs de province. Pour James, et plus encore pour Marcel Proust, seuls comptent les critères psychologiques, intellectuels, « esthétiques ». Seuls les personnages secondaires seront sociaux, et le romancier veut marquer de la sorte que si le réel est (par force) du côté du social, la vérité, en revanche, appartient au domaine de la réflexion. Aussi, Gide déclare-t-il « plier bagage » sitôt qu’il s’agit de donner un statut social à un personnage, de le « vêtir », de lui « inventer des antécédents ». Le roman a cessé de faire concurrence à l’état civil. L’écrivain privilégie des Faux-monnayeurs parce que la monnaie officielle ne fait que circuler, anonymement, de main en main ; n’assurant aucune communication entre les êtres, elle s’avère négatrice de l’identité de chacun.

Ainsi, lorsqu’on met en regard les univers de Balzac et de Proust (ou ceux de Zola et de Faulkner), on constate une permutation entre les idées d’objet et de sujet. Dans la Comédie humaine, où tous les êtres sont fondamentalement des objets sociologiques, un individu est un sujet lorsqu’il admet en lui cette nature d’objet. Il peut ainsi, grâce à une stratégie d’adaptation (Rastignac, Vautrin, la cousine Bette), contrôler, maîtriser ce déterminisme et parvenir à la puissance. Mais ceux qui, tel le cousin Pons, écoutent leurs penchants, sont traités en purs objets par la société. Dans le monde de la Recherche du temps perdu (mais aussi, malgré les apparences, dans l’univers de Faulkner), la qualité de sujet se mesure à l’étendue, à la force d’une subjectivité négatrice des conventions sociales, alors que ceux qui obéissent à ces conventions sont, aux yeux de l’écrivain, de purs objets : les Verdurin, par exemple, en regard du désintéressement du narrateur. Si, chez Balzac, le sujet se sachant objet remportait par là même des victoires concrètes dans et sur le monde, le privilège accordé au subjectif implique chez Proust une victoire tout abstraite sur la réalité et conduit les personnages de Faulkner à la mort. C’est que la personne subjective (l’individu attaché au « monologue intérieur ») est incertaine. Elle n’est pas plus achevée qu’elle n’est une, homogène. Son champ est celui d’un rassemblement des ambiguïtés, des différences de niveau qui occupent une conscience et la modifient sans cesse. I. Meyerson note que, chez Proust et Pirandello, chez Joyce et chez Virginia Woolf, « le moi apparaît comme une oscillation entre des dispersions (de la personne) et des efforts pour réunir ce qui a été éparpillé ». Il n’en demeure pas moins que le romancier privilégie un individu indéterminé, et qui se veut tel. L’histoire, la société, l’argent, les passions, les idées morales et politiques ont seulement conditionné la présence concrète, apparente de ces nouveaux héros de roman dans le monde. Leur être, leur vérité seront esthétiques chez Proust, culturels chez Joyce et concerneront, chez Faulkner, le sentiment tragique de la vie. Cependant, la psychologie dite « des profondeurs » est toujours médiatrice entre l’apparence (sociale, historique) de ces personnages et leur essence (leur « idéal du moi »).

Le lecteur se trouve donc devant des anti-modèles socio-affectifs. L’existence externe, apparente, du personnage s’inscrit négativement dans un contexte social et historique. Quant à son existence intérieure (sa vérité), elle est marquée par l’incertitude et l’inachèvement : ce personnage traduit bien moins la personne humaine qu’une recherche de celle-ci.

Pourtant, ces anti-modèles paraîtront revêtir des traits singulièrement précis (ou plutôt « positifs ») au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire dans un monde qui semblera correspondre point par point à la substance et à la forme des récits de Kafka. Sans aucun doute, la Métamorphose, le Procès, le Château contenaient en puissance un nouveau roman, pour la raison fondamentale que les personnages (anonymes) de Kafka montraient que l’individu ne pouvait désormais chercher la vérité ni dans le social ni dans sa vie intérieure. Pour Kafka, l’homme était à ce point pris dans la société, si rigoureusement aimanté par des rapports humains légaux que cet engrenage social lui interdisait non seulement en fait, mais encore en droit, de trouver refuge en soi, dans la culture et dans l’art : les romans de Proust, de Joyce, de Faulkner même (l’univers faulknérien est absurde, mais du moins l’on y rêve, l’on demeuré attaché à un rêve passé jusqu’à en mourir) étaient déclarés illégitimes (autant qu’irréels) par des récits dont le temps était une pure et simple succession de moments présents.