Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (suite)

Introduction

À chaque plan de cette définition à trois niveaux, les mots que nous avons soulignés en les mettant en italiques sont en corrélation étroite, et chacun d’eux doit être pris dans la plénitude de son sens : dans son acception à la fois la plus stricte et la plus large.

Ainsi, les termes genre et narratif sont-ils distincts, mais complémentaires. Car le roman, à ses débuts, n’est rien d’autre qu’un genre déjà établi (épopée, poème lyrique, ou même « tradition orale »), mis à l’état de narration suivie. Le chant devient récit, et récit écrit, dans une langue relativement aisée à comprendre, une langue non savante. Longtemps (du xiie au xvie s. en Occident), le roman devra s’engendrer en marge de genres dont le caractère essentiel est mythique : le roman trace sa voie en prélevant de multiples éléments substantiels ou formels à un langage qui, par l’intermédiaire de héros, réfère le monde humain temporel à un monde divin éternel. L’expression imagée roman-fleuve concerne la formation même du récit romanesque : alors que le mythe et l’épopée relèvent d’un ordre, le roman se présente d’abord comme un cours, qui désagrège et emporte le langage épico-mythique et s’enrichit bientôt de récits historiques, de dialogues de théâtre et des multiples aspects de la parole noble ou populaire.

Ce caractère alluvial du romanesque (il se situe « au confluent de tous les genres », observe Pierre Grimai à propos du roman grec) explique la lenteur avec laquelle le roman passera de l’état de simple et vague mode narratif à celui de genre littéraire bien précis, mais multiple dans ses aspects. On sait que d’Aristote à Boileau nulle place n’est faite au romanesque aux côtés de l’éloquence, de la poésie, de la tragédie et du comique : le roman semble croître au hasard, dans les espaces laissés libres par les autres arts poétiques. On mit longtemps à comprendre que ce développement marginal et « intercalaire » faisait justement l’originalité de l’écriture romanesque, et que celle-ci tirait ses lois de cette apparente liberté : le roman était un genre dans l’exacte mesure où il se situait entre les genres, et ses règles étaient celles-là même que les autres langages se refusaient à subir. Cependant, l’importance prise par le roman est soulignée par Boileau en 1670 dans son Dialogue des héros de roman, et un an plus tôt Mgr Huet, dans une Lettre-traité sur l’origine des romans, exposait une première théorie du romanesque en comparant ses formes, ses significations, sa valeur morale avec celles des « poèmes épiques » dont il était issu. Le xviiie s. exalte le roman comme un grand genre, célébré par l’Éloge de Richardson de Diderot* vers le milieu du siècle et par l’Idée sur les romans du marquis de Sade, en l’an vii ; plus exactement, le roman accède au niveau de la « grande littérature » en raison de son réalisme. C’est à ce titre que Hegel* l’intégrera bientôt dans son Esthétique.

La narration romanesque est en effet prosaïque, si l’on prend l’épithète dans sa double acception : « écrit en prose », et « anti-idéaliste ». Même rédigé en vers, le roman touche à la prose par l’emploi d’un langage courant, d’un langage de communication qui, sans être celui de tout le monde, est utilisé quotidiennement par certaines classes privilégiées : le phénomène narratif appelé roman se greffe sur une langue romane, mi-savante, mi-populaire, langue nationale parlée et lue par ceux qui veulent être les créateurs et les chefs d’une nation. Les facteurs linguistiques, politiques et sociaux qui déterminent l’apparition du roman dans l’Occident chrétien ont leurs homologues en islām, au Japon, en Chine surtout. Là aussi la narration romanesque ressortit à une nécessité de communication. Elle a un caractère utile.

Mais le roman est surtout prosaïque en ce qu’il confronte l’âme humaine avec les aspects les plus ponctuels, sinon les plus vulgaires, de l’existence des hommes, et cela sur tous les plans : social, psychologique, moral. Le propre du roman est de montrer la résistance que des faits ou des choses opposent à des idées, ou à des idéaux. Le roman, en particulier, aura pour rôle d’opposer la réalité du désir à la vérité de l’amour. « Moderne épopée bourgeoise, qui exprime le conflit de la poésie du cœur et de la prose des rapports sociaux. » Cette définition de Hegel concerne le roman du xviiie s. européen, mais on peut à bon droit l’appliquer à la constitution même du récit romanesque, car elle en traduit l’une de ses plus importantes visées : dénoncer l’illusion. Aussi bien la parodie est-elle l’une des structures dominantes des œuvres de Pétrone, de Rabelais*, de Cervantès*, sans oublier les romanciers arabes et chinois. Le roman commence par démythifier les dieux et les héros, qu’il ramène au niveau humain. Puis se précise sa fonction de démystification à travers Balzac*, K. Kafka*, S. Beckett*.

Pourtant, d’innombrables romans n’ont pas ce pouvoir critique. En face des Illusions perdues, il y a la masse des récits qu’on pourrait globalement dénommer les illusions données, ceux qui exaltent la « poésie du cœur » avec un irréalisme total. Mais ces romans, qu’ils soient de cape et d’épée ou sentimentaux, n’infirment point la règle du prosaïsme. Car le romancier s’arrange alors pour que des actions ou des sentiments exceptionnels, sinon irréels, soient réintroduits dans le quotidien. Le romancier irréaliste et idéaliste rend concret l’invraisemblable : costumes, décor, circonstances, psychologie, gestes, tout est vrai, sauf la situation dans laquelle il place ses héros. L’universel est maquillé en particulier, et l’intemporel en temporel.

Nous voici au deuxième niveau de notre définition : le roman est une histoire fictive et une fiction de caractère historique. Par cette proposition, on veut récuser trois opinions non pas fausses, mais très superficielles : le roman serait une « œuvre d’imagination » ; son développement reposerait sur le temps (celui des horloges ou celui d’une « subjectivité ») ; enfin un romancier raconterait (ou ne raconterait pas) une histoire. On posera, au contraire, que la notion d’histoire et la connaissance historique de tous les aspects de la réalité (humaine ou non) président de manière fondamentale à la création romanesque. Écrire un roman est faire acte d’historicité.