Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

La première raison d’être du roman fut de traiter d’un homme et de sociétés historiques qui, à la fois, se savaient entrés dans l’histoire, comprenaient qu’ils vivaient une histoire et constataient que l’histoire des hommes était faite par les hommes, ou du moins par certains groupes humains. L’idée de responsabilité tient une place essentielle, dans la formation du roman. En soulignant que le héros de roman, à la différence du héros épique ou tragique, « n’accuse pas les dieux », Alain* (Système des beaux-arts, 1920) a bien indiqué que le personnage romanesque existe dans le présent, c’est-à-dire avec un passé et pour un futur terrestres. On peut comparer, à ce propos, le sens de la tragédie* et celui du romanesque. Dans la tragédie, l’homme cherche à obtenir un compromis de caractère juridique (si l’on songe à l’Orestie) entre la puissance des dieux et l’organisation (puissante elle aussi) de la cité. Mais le romanesque, dès sa naissance (et c’est pour cela qu’il apparaît), veut exprimer bien plus qu’un moyen terme entre le divin et l’humain : le roman affirme l’historicité — le devenir, par les relations de cause à effet — de tous les aspects de l’humain et en premier lieu d’un groupe social (féodal) qui croit à l’histoire parce qu’il veut tout ensemble consolider sa position et affirmer ses droits à des successions autant qu’à de futures promotions. Ce rapport dialectique entre un statut à défendre et un mouvement à préserver, on le constate régulièrement dans la substance du romanesque, du moins jusqu’au premier tiers du xxe s. Le « petit Jehan de Saintré », Sancho Pança, le personnage picaresque, Rastignac, Julien Sorel, Emma Bovary (ou encore les personnages du roman chinois Rêve dans un pavillon rouge) croient à des événements parce qu’ils croient à des avènements : à la récompense logique de leurs efforts, au bien-fondé de leurs idées, à la satisfaction de leurs tendances. Ainsi, le roman naturaliste mettra-t-il en scène des êtres mis à l’écart de l’histoire, frustrés d’avenir, de promotion. La plupart des héros du roman moderne — Stavroguine (les Possédés de Dostoïevski*), Stephen Dedalus (Ulysse de J. Joyce*) — verront combien l’histoire (ou plutôt l’historicisme) est un mensonge : ils n’en comprendront pas moins la nécessité de vivre historiquement, d’assumer leur condition historique (et sociale). Ils savent que se soustraire à cette condition revient à choisir la mort et, s’ils choisissent de mourir, c’est non pas pour nier la réalité de l’histoire, mais pour « accuser » cette réalité, pour la refuser. Ainsi, Quentin Compson (le Bruit et la fureur de W. Faulkner*) brise sa montre avant de se tuer. Le temps, en effet, est le signe de la condition historique de l’homme. L’expression « roman d’évasion » désigne parfaitement une œuvre qui triche avec la réalité inéluctable du devenir historique, constitué d’un enchaînement de causes et d’effets.

Or, l’histoire est écriture. Pas d’histoire sans texte historique. Le roman est contemporain, ou vient à la suite des premiers comptes rendus, des premières relations d’événements liés entre eux dans le temps, et selon une logique objective. Le roman, a dit J.-P. Sartre*, doit historialiser l’existence. Le romanesque est contemporain des premières narrations historiques, ou s’inscrit à leur suite, dans leur sillage. Les premiers romanciers auront historialisé le supra-humain, et plus le roman se développe, plus s’accentue son caractère, sa nature chronique. Les premiers romanciers sont aussi des chroniqueurs. Puis Cervantès, Diderot, Balzac, Zola, Henry James*, Proust* apporteront la preuve que l’écriture romanesque est parallèle aux successives manières d’écrire l’histoire, et surtout aux successives philosophies de l’histoire. Mais ce parallélisme, après avoir été longtemps un alignement, prendra la forme d’une opposition radicale de la part des plus grands romanciers modernes. Pour Balzac, l’histoire et le roman sont strictement alliés. Pour Faulkner, le roman doit au contraire infirmer la ligne du devenir historique. Toutefois, qu’il soit l’allié ou le négateur du déterminisme historique, le roman s’appuie sur la présence de l’histoire chronologique, pleinement admise par Balzac, déjà suspecte à Stendhal* et tenue pour absurde par Kafka. Le roman épouse ou subit l’histoire. Nous dirons donc qu’un roman offre toujours au lecteur un certain traitement de la réalité historique, qui se manifeste par un certain traitement du temps : l’histoire est première, le temps second.

On le voit bien en considérant le terme de romanesque, et en particulier la petite comédie les Romanesques (1894) d’Edmond Rostand. Les deux héros sont romanesques parce qu’ils refusent la facilité d’un statut socio-affectif petit-bourgeois, propre à les conduire au mariage par des voies toutes planes. Dès lors, ils inventent de toutes pièces une série de difficultés labyrinthiques qui, d’épreuve en épreuve, les conduiront à un vrai mariage d’amour. Ils retracent de la sorte la carte du Tendre. Ils ré-écrivent une histoire qui, de par son agencement rigoureux de causes et d’effets, est plus historique que l’histoire réelle (au sein de laquelle le labyrinthe est instauré). On aboutit au même constat en prenant le terme de romanesque au sens de « qui concerne le roman comme ouvrage », dans tous ses éléments, du personnage à la composition. Même si son œuvre est fantastique, le romancier fait ou refait l’histoire (écrit une certaine forme d’historicité) à partir des données d’une histoire qui, vécue, a été nécessairement successive et, par là même, « fatale ». Balzac, dans l’avant-propos de la Comédie humaine, Henry James dans The Art of the Fiction, Marcel Proust à la fin du Temps retrouvé se sont tous trois affirmés historiciens, c’est-à-dire chercheurs de la vérité du passé. Mais, entre Balzac d’une part, James et Proust de l’autre, il y a une coupure qu’il faut nommer épistémologique, puisqu’elle concerne la valeur de méthodes pour connaître le vrai et le réel. Balzac conçoit l’histoire comme une série de faits objectifs, objectivement saisissables ; ces faits sont reliés entre eux par des lois qui sont externes à une conscience individuelle, car celle-ci leur est sujette ; tout ce que peut faire l’individu, c’est prendre conscience du déterminisme socio-économique, et l’exploiter à son profit. Pour James et Proust, en revanche, le romancier sera historien grâce à une démarche interprétative, fondée sur ce que les faits sociaux et les faits de conscience appartiennent à deux registres, à deux ordres hétérogènes. Les faits restent ce qu’ils sont : inéluctablement réels. Mais la perception, l’assimilation et la traduction de cette réalité dépendent de la conscience qui les filtre, sans pour autant les dénaturer. Dès lors, l’histoire « balzacienne » sera réfractée par une conscience privilégiée, et cette réfraction déterminera l’agencement du récit romanesque. Ainsi, dans l’œuvre de Faulkner (comme dans le film Citizen Kane d’Orson Welles*), ce qui s’est passé « avant » sera placé « après » dans le texte, en vertu d’une loi d’intérêt qui hiérarchise les faits selon les valeurs qui préoccupent un personnage ou les fascinations qui le hantent. Chez Balzac, Dickens* et Zola, la vérité historique se situe presque exclusivement du côté du déterminisme, tandis que, dans À la recherche du temps perdu ou dans Ulysse, la vérité, non moins historique, réside dans la confrontation entre le temps des faits et l’espace de la conscience humaine.