Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

art (suite)

On retrouve donc ici, au niveau de l’œuvre d’art, cette référence à l’illusion qui transparaissait déjà dans toute une série d’expressions courantes que nous avons citées plus haut, et qui pouvaient se ramener à l’image d’une chose difficile effectuée avec « naturel » : c’est tout un art ! L’art est illusion ; il est transformation mystérieuse, prestigieuse, trompeuse d’une réalité banale (ce paysage, cet homme dont je fais le portrait, ce panier de pommes sur cette nappe...) en phénomène esthétique, en œuvre qui nous importe.

Mais les difficultés de définition ne sont pas épuisées. À peine avons-nous vu l’illusion dans l’œuvre d’art que nous sommes paradoxalement fondés à nous interroger sur les rapports évidents qui unissent l’art avec ce qui est le plus éloigné à la fois de la nature et de l’illusion : la science. Le débat n’est pas formel et scolastique. Il porte sur une réalité concrète extrêmement affirmée : pendant de nombreux siècles, l’art, la représentation artistique ont été non point une activité gratuite, facultative, esthétique, mais le moyen privilégié de transmettre les connaissances contemporaines à des foules qui n’avaient pas le secours du langage écrit (lequel, par ailleurs, ne jouissait pas encore des facilités de l’imprimerie).

Ces connaissances n’étaient point toujours d’ordre scientifique : la fonction de la représentation mythologique dans l’art grec semble avoir été de répondre d’une manière mythique aux interrogations que l’homme pouvait se poser à propos des phénomènes naturels. Mais, dans bien d’autres cas, la représentation figurée a eu pour fonction première de dresser un véritable corpus des connaissances de l’époque. Les travaux d’Émile Mâle sur l’iconographie du Moyen Âge ont montré comment la figuration gothique (portails, vitraux, etc.) a présenté en système, en adéquation avec la théologie de saint Thomas d’Aquin, l’ensemble des figurations particulières de l’époque romane.

Il y a plus. Ce corpus n’est pas présenté pour lui-même. Les travaux d’Alain Daniélou sur l’art érotique des temples de l’Inde (l’Érotisme divinisé, 1962) ont montré qu’à travers une présentation cataloguée des postures amoureuses, par exemple, c’était d’une connaissance supérieure qu’il s’agissait, de nature mystique et métaphysique : communion avec l’âme du dieu d’une part, d’autre part accession à la connaissance en soi, plus haut but possible de l’être humain, à travers la connaissance de l’Autre.

Les rapports de l’art et de la science sont donc tout aussi ambigus que ceux de l’art et de la nature, et non moins importants. Le tableau du panier de pommes de Cézanne m’apprend sur ces fruits quelque chose sur leur texture, leur poids, leur « présence » presque tactile que ne m’apprendra pas forcément l’enseignement de la botanique. L’art est donc « science » d’une certaine façon, il est vérité au second degré, élaboration du réel par l’homme, rejet, comme une autre illusion, de la connaissance « abstraite », chiffrée, formelle. Il possède un statut intermédiaire entre la technique (mobilisation des moyens en vue d’une certaine fin) et la science (connaissance abstraite, indépendamment de ses applications possibles).

Mais il ressort de l’étude de ces rapports complexes que l’art possède une spécificité. Si cela nous paraît évident aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. Pour Platon, par exemple, l’art n’existe pas en soi, mais, lié à l’Amour (Éros), il est instrument de connaissance et de perfection morale. Nous avons vu que, dans d’autres cas, il pouvait être pédagogie, ou encore dérivatif illusionniste. Quelle est donc cette spécificité ?

On serait tenté de répondre : la beauté. Et on aura remarqué que, paradoxalement, nous n’avons pas encore fait intervenir cette notion dans notre débat. C’est que les deux termes ne se confondent absolument pas, ni les démarches scientifiques qui se sont efforcées de les cerner. La réflexion qui se donne pour objet la définition d’une valeur appelée beauté, l’étude des attitudes humaines envers cette valeur ainsi que l’évaluation des conceptions à son égard est appelée esthétique*, même si ce que recouvre aujourd’hui ce terme ne se confond plus avec pareille recherche. La réflexion sur l’art ne peut se confondre de son côté avec une réflexion sur la beauté. Un des enseignements seconds qu’on peut tirer du débat précédent est la nécessité de replacer la spécificité de l’art dans la globalité des conduites humaines, mais non plus en parlant de l’art comme essence, comme « idée » dans ses rapports théoriques avec la science et la nature. Il sera considéré plutôt en tant que pratique humaine, exercée à travers des siècles, dans les civilisations les plus diverses, et ayant laissé des œuvres plus ou moins intactes et plus ou moins déchiffrables pour nous-mêmes aujourd’hui. Autrement dit, il s’agit de substituer une anthropologie de l’art à une métaphysique de l’art.

Pareil programme exige qu’on se réfère à des systèmes globaux d’explication de l’homme et des civilisations, à des « visions du monde » (Weltanschauung) cohérentes, qui prennent l’homme dans sa totalité, puis expliquent comment il peut, dans certaines conditions, être producteur ou consommateur d’œuvres d’art. S’il en est ainsi de toutes les grandes philosophies à prétentions universelles (de saint Thomas d’Aquin à Hegel, de Descartes à Kant et Spinoza), nous en retiendrons deux spécialement, pour les résonances qu’elles ont eues dans notre vision actuelle de l’art : le marxisme et la psychanalyse.


L’art dans la conception marxiste

Un certain nombre d’historiens d’art et d’archéologues marxistes ont tenté, au sein d’études particulières, d’analyser leur sujet à l’aide des catégories marxistes, avec plus ou moins d’exclusivité dans leurs modes d’approche : on citera en particulier le Russe Mikhail Vladimirovitch Alpatov (né en 1902), l’Australien Gordon Childe (1892-1957), l’Italien Ranuccio Bianchi Bandinelli (né en 1900). Mais la question semble non résolue, après des années, de savoir exactement si l’introduction de catégories marxistes, qui, sur certains points, peut donner au phénomène étudié sa véritable dimension (qu’on songe aux références continuelles du critique de cinéma Georges Sadoul [1904-1967] au « mode de production », à l’ensemble des modalités financières de réalisation et de distribution du film qu’il étudie), apporte ou non sur l’œuvre une vision globale plus cohérente, et seule cohérente, par rapport aux approches plus empiriques et analytiques.