Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

art (suite)

Des auteurs marxistes se sont efforcés, après Marx, de compléter son enseignement soit théoriquement, soit par des études concrètes. On citera ainsi les noms de Lénine*, Trotski*, Gueorgui Valentinovitch Plekhanov, Antonio Gramsci* et, plus près de nous, la tentative beaucoup plus globale et imposante de G. Lukács*.

Le marxisme ne se veut pas seulement théorie, mais pratique, ou plutôt il se veut abolition de cette idéaliste séparation de la théorie et de la pratique. Il est donc normal qu’une esthétique concrète se dégage des œuvres d’art que les différents régimes socialistes ont suscitées. La formulation la plus nette en a été faite par Andreï Aleksandrovitch Jdanov vers 1930, en U. R. S. S., et a servi à justifier toute une production artistique et à en éliminer toute une autre au nom du « réalisme* socialiste » : cette théorie sera étudiée également à l’article esthétique, et ses résultats forment l’objet d’un chapitre, peu prestigieux à vrai dire, de l’histoire de l’art. On signalera seulement ici que le débat sur le « réalisme révolutionnaire » et la production d’œuvres ad hoc persiste, en ce dernier tiers du xxe s., à informer non seulement une expérience comme celle de la Chine populaire, mais aussi, autour de l’U. R. S. S., celles de la majeure partie des « pays de l’Est ».

Il reste à étudier la conception de l’art qui est celle du matérialisme historique, tel que Marx* l’a formulé. Marx n’a pas écrit d’« esthétique », et même n’a pas accordé à l’art une attention spécifique de notable importance. Ses écrits sur l’art ne sont ni très nombreux ni très significatifs. Il s’est surtout intéressé à la littérature, inaugurant ainsi une « esthétique du contenu » dont ses disciples ne se sont jamais complètement départis. De plus, ses goûts étaient plutôt classiques, et rien moins que « révolutionnaires ».

C’est à l’intérieur du système d’explication que Marx propose des rapports de l’économique et du culturel que résident les éléments d’une esthétique marxiste. Rappelons la priorité donnée à l’analyse des rapports de production et la relation à double sens qui régit l’infrastructure (ensemble des rapports de production et juridiction de la propriété) et la superstructure (ensemble des institutions sociales, juridiques — à l’exception du régime de la propriété —, religieuses, culturelles et artistiques). Le rapport de ces deux instances détermine l’analyse qu’on peut faire de l’art. On évitera une interprétation vulgaire du marxisme qui réduirait une fois pour toutes la production artistique à être le « reflet » de l’état actuel du développement des forces productives : Marx est innocent des analyses ultérieures qui ont cru résoudre le problème de l’art en insistant sur les corrélations directes qui existeraient, par exemple, entre la montée de la bourgeoisie flamande au xviie s. et la prédilection des peintres de l’époque à montrer la richesse des intérieurs... Il a de multiples fois insisté au contraire sur le caractère proprement dialectique de ces rapports. La conscience est aussi force productive, à certains égards, et l’art en particulier jouit d’un certain degré d’autonomie par rapport à l’organisation sociale existante et à l’idéologie dominante que celle-ci induit. Il reste que Marx n’a pas été autrement explicite sur l’ensemble de cette question.

C’est que, pour lui, un autre problème était beaucoup plus important. Parlant de l’art grec et de ses rapports constants avec la mythologie, il écrit : « Toute mythologie dompte, domine, façonne les forces de la nature, dans l’imagination, et par l’imagination ; elle disparaît donc au moment où ces forces sont dominées réellement... Non pas une mythologie quelconque... La mythologie égyptienne n’eût jamais pu être le sol et le giron maternel de l’art grec. Mais en tout cas, il fallait une mythologie. [...] Mais la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée soient liés à certaines formes de l’évolution sociale. Ce qui est paradoxal, c’est qu’ils puissent encore nous procurer une joie esthétique et soient considérés à certains égards comme norme et comme modèle inimitable. » (Critique de l’économie politique, 1859, introduction.)

Il s’agit en fait d’un des plus irritants problèmes de l’esthétique. Dans sa lutte contre la nature, l’homme se sert de l’art d’une part comme objet de connaissance, d’autre part comme moyen d’exposer l’état de connaissance où il est parvenu. D’où, toutes les fois qu’il ne parvient pas à expliquer rationnellement le monde et la nature, le recours à la mythologie. Mais, aujourd’hui, nous n’avons plus recours à cette mythologie ; d’où peut venir notre sensibilité aux vases grecs, aux métopes du Parthénon, à l’économie du sanctuaire de Délos ? Plus généralement : admettons que l’art d’une époque soit le « reflet » de cette époque, à laquelle il fournit un système d’information ou de stylisation ; pourquoi nous y intéressons-nous aujourd’hui, à une autre époque, dans une autre société, avec une histoire de l’art qui s’est déroulée depuis, entraînant son cortège d’œuvres autres ?

À cette question, Marx a cherché une réponse. On verra plus loin celle que Malraux suggère pour sa part — car le même problème l’a obsédé. Mais on ne pourra s’empêcher de penser que la réponse de Marx trahit, dans son élégance même, la volonté d’échapper à une insoluble interrogation : « Un homme ne peut redevenir enfant sans retomber en enfance. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même aspirer à reproduire, à un niveau plus élevé, la vérité de l’enfant naïf ? Est-ce que dans la nature enfantine, le caractère original de chaque époque ne revit pas dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l’enfance sociale de l’humanité, au plus beau de son épanouissement, n’exercerait-elle pas, comme une phase à jamais disparue, un éternel attrait ? » (Critique de l’économie politique).