Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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populaire (art) (suite)

Comment nier qu’entre une poterie, une herminette, un panier, la forme d’un toit, la décoration d’une maison et même la manière dont les membres d’une même communauté marchent et portent un fardeau il y ait un lien, indéfinissable peut-être, mais perceptible et dont une certaine stylisation est la marque ? Montrer cela, c’est reconnaître l’ethnicité dans les œuvres, le bien-fondé de la recherche en même temps que sa difficulté.


Les œuvres et les hommes

Le premier plan de l’analyse participe de la technologie, mais dans le cadre de l’écologie et du genre de vie. Ce qui importe, c’est d’établir le registre complet des productions d’un groupe social donné et la place comparative fonctionnelle des objets dans l’ensemble. C’est ce registre qui fait apparaître le « style ethnique ». Cette considération technologique doit trouver ses liens avec le milieu physique, l’environnement conçu par le groupe et vécu par lui. Trois points doivent être mis en relief : les techniques de fabrication ; les techniques d’utilisation ; la relation avec le matériau employé et, si celui-ci n’est pas local, le mouvement d’échange ou de commerce qui le procure.

Les œuvres du groupe social forment un système par la typologie, l’écologie et par la valeur attribuée à leur rôle respectif dans la structure de ce groupe. Il est loisible de trouver des différences significatives parmi les objets nés d’une technique semblable — par exemple poteries usuelles et poteries rituelles dans un même groupe — ou de dégager les analogies entre deux productions de techniques et de matériaux différents, mais destinés à remplir une même fonction. Dans tous les cas, l’établissement d’un catalogue des œuvres révèle et précise la structure sous-jacente et l’attitude mentale qui préside à cette structure et aux systèmes qu’elle développe.

C’est ici qu’intervient le second plan de l’analyse. Une approche par le contexte social, religieux, économique ou, disons plus largement, culturel.

Tous les types de culture ne peuvent être évoqués avec leurs modes de développement et la place que l’artisan et l’artiste y tiennent suivant l’organisation sociale. Mais on peut donner quelques exemples concrets. Le genre de vie nomade ou semi-nomade a donné naissance à des cultures possédant des données fondamentales communes et pourtant assez diversifiées dans leurs productions. Le registre d’une culture — ainsi celle des Touaregs — s’attachera à établir toutes les fabrications couvrant le genre de vie spécifique et local qu’elle représente. L’« art populaire des Touaregs » ressort de l’ensemble des objets adaptés à la vie nomade et pastorale : tissus de la tente, objets en cuir, tapis de selle, tapis de sol, outres, coussins, harnachement des chameaux, objets de parure, différentes pièces de costumes, objets d’usage religieux ou magique... Cette esquisse montre que les formes artistiques sont ici artisanales et expriment au premier chef des besoins quotidiens.

D’autres civilisations nomades ont pu former de grandes aires culturelles et donner lieu à des productions que l’on considère être du domaine de l’art. On ne donnera comme exemples que ces pièces, parfois très réduites en taille, du harnachement d’un cheval et ces sculptures animalières appartenant à ce qu’on appelle aujourd’hui l’art des steppes*, et le tapis* — tapis du Turkestan, d’Iran, etc. —, avec son étonnant vocabulaire décoratif, n’est, à l’origine, il ne faut pas l’oublier, qu’une pièce de voyage destinée à embellir et à adoucir la vie rude des nomades.

Il y a des frontières subtiles entre l’artisanat et l’art, et cette ambivalence n’est pas seulement étymologique. En ce qui concerne les cultures agraires, l’établissement du registre rendra clairement compte de cette relation. Les techniques d’exploitation du sol livrent une série d’instruments dont chacun, en plus de son utilité, peut présenter une intention, un sens ou être l’occasion d’un jeu ornemental. Il en est de même de toutes les formes d’objets ménagers et domestiques attachés à la civilisation du pain, de tous les objets mobiliers dont les sociétés agraires et sédentaires ont multiplié les formes et le décor depuis la révolution néolithique. Caractéristique aussi est l’universalité de la parure et des costumes : signes du statut social, des générations et du passage du temps, des castes, signes des festivités, des deuils, des cérémonies qui jalonnent le séjour des hommes dans le lieu précis où ils vivent et meurent. Toutes les structures sociales sont, pour une part et si l’on s’oblige à un raccourci trop bref, une forme d’enquête et une réponse de l’homme à l’univers qui l’entoure. Au-delà des techniques, il faut voir que l’homme sculpte dans le bois et la pierre, tisse avec la laine de ses moutons, construit avec la terre de la même manière qu’il chante, avec son souffle, ses peines, ses joies et les solutions que lui inspirent, aux prises avec la vie, son imagination et son intelligence.

Ce qui ressort quand on situe une œuvre, humble objet d’usage ou objet inséré dans un rôle plus complet, dans une fonction rituelle, c’est que cette œuvre est reliée matériellement et spirituellement au milieu dont elle est issue. Dans les sociétés traditionnelles, elle peut voir le jour autant pour une nécessité sociale, magique ou même éducative qu’en fonction d’un critère de beauté. Les degrés du « plus ou moins esthétique » sont un problème qui se pose à l’analyste des sociétés industrielles et semi-industrielles, où la beauté est une sorte de polarisation inconsciente ou consciente dont on serait bien en peine de donner rigoureusement la définition, mais qui préside et dirige les jugements, et où, d’autre part, un clivage s’est établi entre la notion d’art et celle d’artisanat.

L’art populaire — ou les arts populaires (la forme du pluriel préserve la spécificité de chaque culture envisagée) — ne peut être enfermé dans des limites exclusives. Ne voir en lui qu’un art de caractère passif, en faire un art de fixation, un répertoire de formes sans dynamisme parce que sa puissance de conservation est considérable et qu’une partie de ces formes remonte parfois jusqu’au Néolithique est devenu impossible L’aspect de répétition, de reprise d’un même thème au sein d’une tradition ne peut plus, à la lumière des sciences de l’homme contemporaines, cacher d’autres versants. D’abord, ce que l’artisan ou l’artiste perçoit, c’est peut-être la respiration même transmise à travers les générations, celle d’un système vivant qui le porte et dont il est imprégné. La répétition peut toujours s’accompagner d’une invention individuelle, et c’est bien ainsi qu’on peut expliquer la spontanéité et la richesse de créations populaires, dont le tarissement, aujourd’hui, n’est que le signe d’une vision appauvrie. Même les emprunts ou les imitations, tels les mariages, qui enrichissent le stock génétique d’un groupe, participent à cette continuité toujours renouvelée. Un autre versant est l’analogie cachée qui se révèle entre l’industrie humaine, l’éclosion de l’art et les formes naturelles. René Huyghe indique peut-être un des meilleurs chemins d’analyse en rappelant, par exemple, que la « loi d’économie » préside à la formation des structures naturelles ; les alternances, les symétries et les dissymétries, les différents rythmes de répétition et de stylisation doivent être revus dans cet esprit.

L’art populaire reste encore à définir dans tout ce qu’il implique de liens profonds entre l’homme et l’univers.

N. K.

➙ Anthropologie économique / Art / Folklore / Imagerie.